L'analyse des dessèchements entre la Révolution et la fin du second Empire nous a permis de voir à travers les idées et le jeu des acteurs comment se passe l'aménagement d'un espace qui constitue l'enjeu de la première conquête de l'eau.
La proscription de toute stagnation aquatique est une idée récurrente pendant toute cette période qui impulsera l'action des dessécheurs jusqu'aux découvertes de Lavedan, cette conception sera partagée par les médecins, les ingénieurs, les préfets, voire les hommes politiques. Cette réputation d'insalubrité culmine jusqu'aux années 1850. Marais et étangs sont alors considérés comme fétides et malsains ; non seulement ils sont la source de pathologies mais encore ils entraînent la dégénérescence physique et morale de leurs habitants, affaiblissent les animaux domestiques et limitent les cultures.
Nous pensons que ces craintes sont issues plus fondamentalement du tabou de la fange. Elles résultent de la représentation mentale des marais et des étangs que l'on a à cette époque, c'est-à-dire de leur situation incertaine dans les classifications empiriques des éléments naturels (entre le solide et le liquide).
Les marais et les étangs (Dombes, Brenne, Forez), vont longtemps rester organisés selon l'ancien système juridique basé sur l'appropriation des usages et non du sol. Ces terres humides constituent les terrains de parcours pour le bétail ; certaines parcelles, périodiquement à sec aux basses eaux, sont cultivées et considérées comme des communaux ; ailleurs on pratique le tourbage ou la cueillette de l'osier. Cet espace n'est donc pas aussi abandonné que les dessécheurs veulent le faire croire. C'est pourquoi, presque toutes les opérations de dessèchement que nous avons étudiées vont se heurter au moment des travaux à l'hostilité plus ou moins violente de leurs usagers habituels. Car ces riverains pensent, et souvent à juste titre, qu'ils sont spoliés. Quant aux métayers et petits propriétaires censés bénéficier des dessèchements, on constatera qu'ils sont le plus souvent accablés de taxes, voire de corvées pour l'entretien des ouvrages ; par contre les propriétaires des plus importantes parcelles retireront un avantage conséquent de leur position dominante dans les associations syndicales hydrauliques.
On peut distinguer deux périodes marquées par une certaine cohérence des discours :
La mise en place des dessèchements conforte le pouvoir des notables. Si l'on examine l'origine des déssècheurs on constate leur domination, plusieurs phases apparaissent :
La spéculation foncière reste le fondement du dessèchement.
Il faut rappeler que jusqu'à la fin du 19ème siècle, les dessèchements sont effectués uniquement à la seule initiative du privé.
Malgré toutes les justifications médicales ou agronomiques il apparaît que leur mise en œuvre concrète dépend uniquement de la volonté des spéculateurs qui anticipent l'augmentation du prix des terrains après dessèchement. L'entreprise de dessèchement est donc essentiellement le résultat d'une volonté d'enrichissement, comme nous avons pu le noter dans notre étude des Dombes. On voit donc à travers l'expérience des dessèchements que l'argent contribue au contrôle des eaux.
La maîtrise d'un réseau d'irrigation ou d'assainissement engendre une position dominante sur le territoire qu'il dessert et donc sur le foncier : "qui tient le réseau, tient le foncier". Cette maîtrise peut s'exercer soit par la concession, soit par le contrôle d'associations syndicales ; elle procure une situation de rente, source d'enrichissement mais aussi de pouvoir social.
C'est cette perspective qui pendant la Révolution suscite l'intense activité spéculative d'une fraction de la bourgeoisie victorieuse soucieuse de reconstituer de grandes propriétés utilisant les techniques les plus modernes ; une partie de la noblesse légitimiste prendra le relais après 1830. Les aspirations de ces groupes apparaissent dans les débats de la Société Royale d'Agriculture ou dans les innombrables bulletins des Sociétés d'Agriculture, les publications savantes (Annales) et les journaux ; elles débouchent parfois sur des propositions de lois comme celle de Laffitte en 1833.
Jusqu'en 1880, une partie de la bourgeoisie croit au capitalisme agricole. La maîtrise de l'eau pour l'irrigation ou les dessèchements rentre dans ce schéma. Mais ce n'est pas sa valeur intrinsèque qu'elle prend en compte c'est son action de bonification des sols. Ces travaux hydrauliques permettent la constitution d'un espace quadrillé, homogène, qui témoigne d'une rationalité productiviste (il s'oriente d'emblée vers les productions spéculatives propres à l'échange marchand).
Mais cette volonté de construire une agriculture capitaliste sera contrecarrée par une large part de la bourgeoisie, hostile au développement d'une aristocratie foncière de type anglo-saxon qui remettrait en cause certains des notables locaux. Certains projets se heurteront également à l'opposition quelquefois violente de métayers et de petits propriétaires très attachés à leurs droits coutumiers remis en cause par ces travaux d'hydraulique.
Jusqu'en 1880 le discours sur les utilisations agricoles des eaux courantes est sous-tendu par cette dialectique politique.