Les bains de Bade bénéficient d'une très grande renommée au XVe siècle, à tel point qu'il est de coutume d'y aller en cure, que l'on soit malade ou non. On disait d'ailleurs que l'on allait faire un Badefahrt.
Tony GOUPIL
étudiant en master 1 Renaissance – Université de Tours
amateur de la botanique merveilleuse et de ses liens avec l'eau au XVIe siècle
h2o – avril 2011
illustration Vue des bains et de la ville de Bade, Jaques-Henri Juillerat, 1801
C'est ainsi que Poggio Bracciolini se rend à ces bains, à partir de la
ville de Constance où se tenait le concile (1414-1418), celui-là même
qui mit fin au grand schisme d'Occident et qui vit l'exécution du
théologien réformateur Jean Hus. Le Pogge est donc âgé de trente-cinq
ans et part à ses eaux afin de se reposer de ces discussions
théologiques. Quel ne fut pas son étonnement de voir qu'il n'était pas
le seul et de trouver au sein des eaux d'autres auréoles et tonsures de
moines. Il est aussi émerveillé par le faste, quoique simple qui y
règne, ainsi que par la beauté et la gentillesse des habitants. On
notera dans sa lettre la récurrence des épithètes curieuses, étranges.
C'est cette recreandi gratia, cette pause entre les sessions qui est
ainsi décrite dans la lettre.
La nature de ces thermes ont intéressé les gens lettrés et les scientifiques dès l'Antiquité. Déjà Sénèque se demandait pourquoi il existe des eaux chaudes, si cette chaleur de l'eau est naturelle ou acquise : "D'où vient qu'il existe des eaux chaudes, quelques-unes même tellement bouillantes, qu'on ne peut en faire usage qu'après les avoir laissées s'évaporer à l'air libre, ou en les tempérant par un mélange d'eau froide ? On explique ce fait de plusieurs façons. Selon Empédocle, les feux qu'en maint endroit la terre couve et recèle, échauffent l'eau qui traverse les couches au-dessous desquelles ils sont placés." (Sénèque, Questions Naturelles, Livre III "Les eaux terrestres : d'où elles se forment. La terre, pareille au corps humain. Les poissons. Le rouget. Luxe des tables. Déluge final.")
Les cosmographes eux-mêmes donnent des représentations de thermes comme Sébastian Münster pour les bains de Leuck dans sa Cosmographia Universalis. Fondée sur des voyages effectués par Sebastian Münster ou compilés par lui-même ou ses collaborateurs, la Cosmographia Universalis est parue à Bâle en latin au milieu du XVIe siècle, et traduite en français par Belleforest un quart de siècle plus tard. Souvent rééditée, elle est la première somme des connaissances géographiques de la Renaissance, et l'une des plus importantes.
Les bains de Leuck Cosmographia Universalis, Sébastian Münster |
La lettre du Pogge commence par des propos de courtoisie, des paroles "banales" : il demande tout simplement des nouvelles sur la santé de son ami. En effet les lettres des humanistes n'entrent jamais d’emblée dans le vif du sujet, comme le fait une conversation, préférant les formules épistolaires anodines. Cette lettre s'adresse à Niccolò Niccoli, érudit florentin, humaniste, bibliophile (il constitua l'une des plus célèbres bibliothèques de Florence) et ami très cher de Poggio Bracciolini. Le but de cet échange est clairement annoncé par l'humaniste : il vise à divertir son destinataire. C'est le fameux lusus latin. "Cette lettre joyeusement assaisonnée de sel attique, a dû t'égayer si tu l'as reçue." On retrouve là les deux mots latins risum et jocis, qui définissent le contexte de la lettre et qui vont l'inscrire dans cette atmosphère de curiosité alléchante.
Le Pogge, avant d'introduire une description des bains de Bade, parle tout d'abord de ceux de Pouzzole qui attiraient les populations de la vieille Rome. Cet établissement balnéaire sera détruit par une éruption volcanique en 1538. Pierre d'Éboli nous offre dans De Balneis Puteolanis, une trentaine d'épigrammes dédiées à Fréderic II qui aimait beaucoup la pratique des eaux, présentant les thermes phlégréens, voici les vers du prologue :
Inter opes rerum Deus est laudandus in illis
In quibus humane deficit artis opus.
Res satis est dictu mirabilis horrida visu
A tormentorum prouenit ede salus:
Nam que defunctos aqua feruens punit in ymis,
Nec eadem nobis missa ministrat opem
Cetera cum rebus curantur regna syrupis
Balnea, que curant, terra laboris habet.
Vos igitur, quibus est nullius gutta metalli,
Querite, que gratis auxiliantur, aquas
Quarum virtutes et nomina Maxime Cesar,
Presens pro vestra laude libellus habet.
Archivio della Latinita Italiana del Medioevo
Pierre d'Éboli nous offre de très belles miniatures qui permettent de nous rendre compte de certaines pratiques des bains.
L'établissement thermal de Pouzzoles, en Italie. Sur la gauche, la cabine de déshabillage ; sur la droite, la piscine collective. Là aussi, hommes et femmes prennent le bain ensemble. Les eaux sont un lieu de cure mais aussi de rencontre, comme elles le seront au XIXe siècle. Le bain de vapeur. Un curiste est allé chercher de l'eau avec une amphore préalablement chauffée sur les pierres brûlantes disposées sous le plancher. Manuscrit de Pierre d'Éboli. Propre comme au Moyen-Âge – Historama D'autres miniatures sont disponibles sur le site CORSAIR, Images from Medieval and Renaissance Manuscripts. Pierpont Morgan Library – New York |
Monique Closson, auteur d’un article sur l'hygiène et les bains au Moyen-Âge, explique la pratique des thermes : "En 1345, aux bains de Prorecta, il est conseillé de rester un jour sans se baigner pour s'habituer à l'air du pays et se reposer des fatigues du voyage. Puis le malade doit passer au moins une heure dans le bassin de pierre empli d'eau tiède, avant de boire, jusqu'à ce que le bout des doigts se crispe. Ce bain ne fatigue nullement, au contraire ; il mûrit les humeurs diverses dans tout le corps et les prépare à être évacuées." (Monique Closson, "Propre comme au Moyen-Âge", Historama, n° 40, juin 1987)
La différence entre Pouzzoles et Bade, selon Poggio, est de nature topographique. À Pouzzoles l'attrait du paysage magnifiait les bains alors qu'à Bade, c'est la volupté de ceux qui s'y baignent qui opère cette magie. Il évoque l'aménité des indigènes et leurs mœurs qui rendent ces bains tant agréables. Les bains de Bade jouissent d'une réputation bien ancrée, et déjà ancienne puisque mentionnés par Tacite : "Avide de guerre, Cécina punissait la première faute commise, avant qu'on eût le temps de se repentir. Il lève le camp ravage le pays, livre au pillage un lieu qui, à la faveur d'une longue paix, s'était accru en forme de ville, et dont les eaux, renommées par leur agrément et leur salubrité, attiraient une foule d'étrangers." (Tacite, Les Histoires, Livre I, LXVII sur Itinera Electronica – Université Catholique de Louvain)
Les bains de Bade sont, selon le Pogge, le lieu où se manifeste l'Éros dans toute sa splendeur : "Les doux préceptes de la belle Cyprienne y sont si scrupuleusement observés, on y retrouve si fidèlement reproduis ses mœurs et ses tendres caprices, que je me suis souvent surpris à regarder ce coin bienheureux du monde comme le lieu choisi par Vénus elle-même pour y rassembler les plaisirs et tous les charmes de son gracieux cortège. Ces gens-là n'ont assurément jamais étudié les hautes fantaisies d'Héliogabale ; la nature seule les a instruits, et les a si bien instruits qu'ils sont passés maîtres ès sciences amoureuses."
Héliogabale, empereur romain, était réputé pour avoir institué un sénat des femmes sur le mont Quirinal. Il épousa cinq femmes en quatre ans dont une vestale, ce qui était sacrilège pour les Romains ; on disait aussi qu'il se faisait transporté dans un char tiré par des femmes nues. (Selon Aelius Lampridius)
Avant d'entamer la description de ces bains, le Pogge retrace son voyage, nous informe qu'il est passé par la ville de Schaffhouse à l'instar de Montaigne, en 1580. Le Pogge envisage sa lettre comme une vaste hypotypose ; il veut nous jeter la description de ces eaux comme une peinture que l'on pourrait regarder à loisir. Sa plume devient pinceau, ses mots sont les couleurs qui permettent de créer ce tableau "curieux", cette desciptura, selon le terme qu'il utilise dans sa lettre. La suite de l'épitre va donner force détails sur les bains, ce qui me permet de parler d'hypotypose puisqu'on peut clairement se les imaginer.
Deux bassins sont réservés à la plèbe, ces lavoirs aux "fretins", à savoir aux petites gens dont on ne fait pas cas, sont mixtes, seulement séparés par une mince cloison (deux ou trois cloisons, selon Montaigne). Les jeunes filles comme les vieilles décrépites, souligne le Pogge, entrent nues dans les bains. Le couple antithétique vetulas decrepitas et adolescentiores nudas mis en regard est assez frappant dans la lettre. L'humaniste s'égayait à regarder ce spectacle qui lui rappelait les ludi florales ; les jeux floraux, réinventés en 1323 à Toulouse par Clémence Isaure.
Johannes Stumpf (1500-1578), historien et topographe suisse, nous a laissé une très belle gravure représentant un bassin de Bade. |
Puis il y a les bains des domibus privatorum, à savoir les bains privés : plus propres et plus décents que les bassins publics. Les deux sexes sont séparés par une cloison, cependant percée de trous qui permettent d’y passer la main pour partager boissons et caresses. Au dessus du réservoir principal, un promenoir permet aux hommes de regarder les femmes, pouvant ainsi passer d'un bain à l'autre pour "brocarder" ou "se recréer l'esprit".
La traduction de la lettre nous apprend que les hommes portent des caleçons. Cependant l’examen du texte latin apporte plus de détails. Poggio Bracciolini utilise le mot latin campestribus qui signifie "campestre". Le campestre était le caleçon porté par les soldats romains qui s'exerçaient sur le Champ de Mars. Le texte original est donc bien plus évocateur que la traduction. Les femmes quant à elle portent un vestibus à savoir un léger vêtement, fait de lin transparent et ouvert sur le côté, de ce fait on peut voir aisément collum, pectus, et brachia à savoir le cou, la poitrine et les bras.
René Boysleve, Les Bains de Bade, 1958. |
Ses baigneuses mangent sur des tables flottantes et invitent les hommes à leur pique-nique. Invité à l’un de ces repas, le Pogge précise y avoir simplement payé son écot, étant gêné d'être inscium loquelae, ignorant de la langue du pays et craignant de rester selon ses mots mutum et elinguem, muet et sans éloquence. Dès lors, il n'aurait d’autre loisir que celui de boire et d'avaler des sorbets, sorbillando ac potisando. Rappelons que le sorbetto a eu beaucoup de succès en Italie au XVIe siècle avant de gagner la France avec Catherine de Médicis. La traduction de la lettre est aussi en quelque sorte emphatique car le traducteur, Antony Meray (bibliophile du XIXe siècle) remplace feminis employé par le Pogge par le mot sirènes.
Le Pogge nous informe que deux de ses amis ont cependant pris place dans le bain avec les jeunes femmes. Voyant cette scène, le Pogge a pensé à un tableau de Jupiter fécondant Danaé. Il renchérit en disant que ses deux compagnons portaient pourtant un peignoir chacun, la stola de lin traditionnelle. Nous laisse-t-il à entendre qu'une scène luxurieuse se serait passé dans les bains ? C'est fort probable lorsque l'on lit la suite de la lettre. Le Pogge déclare qu'il observe du deambulatorio, cette scène de mœurs libérée.
Danaé par Orazio Gentleschi, vers 1621, Cleveland Museum of Art. |
Poggio Bracciolini s'extasie que les femmes se laissent regarder sans méfiance et se baignent naïvement dans les bains : nulla hostia, nulla suspicio et devant les maris qui laissent des quidams caresser leurs femmes sans en être incommodés. Il déclare qu'ils auraient fait d’excellents citoyens de la République de Platon, où tout doit être en commun. Pour cela, il suffit de se référer aux paroles de Glaucon : "Tu as raison, avoua-t-il, si tout doit être égal et commun entre elles et les hommes, comme nous l'avons établi." (Glaucon, La République, Livre VII)
Dans les bains où se mêlent gens du même sang ou des amis, il n'y a pas de cloison. Le Pogge nous dit qu'ils y viennent de trois à quatre fois par jour, qu'ils y chantent et y dansent. Plus qu'un lieu de soin, les bains sont un lieu de divertissement ou s'exerce l'otium. C'est un lieu de sociabilisation. Il nous dit qu'il est provoquant, jucundissimus, de voir des jeunes femmes vierges dans leur habit de déesse (liberali in dearum habitum), avec leurs formes généreuses (formam psallentes) être au milieu des hommes. La poésie de l'auteur se manifeste sous sa plume puisqu'il déclare qu'elles flottent sur l'eau (desuper aquam fluitantes). Dans l'espace figé de l'écriture, le Pogge parvient à nous faire ressentir le mouvement, un certain dynamisme, les jeunes femmes qui dansent vont voltiger leurs draperies en arrière avec des mouvements gracieux (retrorsum trahunt). L'univers onirique n'en n'est que renforcé. La veine humaniste de l'auteur ressort lorsqu’il compare ces jeunes baigneuses à Vénus.
Elles tendent ensuite les mains afin de recevoir quelques pièces ou couronnes de fleurs pour leurs prestations. Le Pogge nous avoue qu'il pratique également cette coutume. La gravure de René Boysleve nous donne une idée de cette prestation.
L'humaniste italien écrit aller aux bains deux fois par jour et même courir d'un bain à l'autre afin d'en admirer toutes les distractions. Il avoue de ce fait, avoir grand mal à travailler dans cette ambiance, au son des cors et harpes. Il se résout dès lors de ne se livrer à aucune sagesse, ce qui ne le dérange nullement. Il se compare à Chrémès, le père de Antiphila, dans la pièce de Térence Héautontimorumenos (le Bourreau de soi-même). En effet pour se justifier de prendre part à ce spectacle des bains et de ne point être dans l'étude, il emprunte le célèbre adage du personnage qui deviendra la devise des humanistes : Homo est, nihil humani a se alienum putans (Je suis un Homme et rien de ce qui est humain ne m'est indifférent).
Le Pogge nous renseigne ensuite sur les paysages aux alentours. Du village jusqu'à la rivière s'étend une prairie parsemée d'arbres où tout le monde se rend après dîner afin de jouer à la paume, mais de façon différente qu'en Italie. La paume est ici constituée de grelots sonores. Selon l'auteur, il y a de nombreux autres jeux encore, qu'il n'a cependant pas nommés. Il compare cette communauté joyeuse, vivant dans une sorte de bulle, à la secte d'Épicure.
Il assimile de ce fait le lieu à un nouvel Éden, le Gamedon des Hébreux. Il écrit d'ailleurs "Si la volupté peut rendre la vie parfaitement heureuse, je ne vois pas ce qui manque à ce petit coin du monde pour donner le bonheur parfait."
Le Pogge nous parle ensuite des vertus curatives des eaux de Bade. Celles-ci sont variées et infinies (varia et multiplex) et leur efficacité admirable, quasi divine (poene divina). Ce topos de l'eau favorable à la procréation va être réutilisé par Machiavel dans sa pièce La Mandragore. En effet Lucrezia, la femme de Nicia ne parvient pas à enfanter. Ainsi on lui recommande d'aller aux eaux. Voici quelques répliques de la pièce :
Callimaque : Il m'a promis de persuader messer Nicia d'emmener sa femme aux eaux dès ce mois de mai. (acte I, scène 1)
Callimaque : Tu vois bien que, pour la calmer, je n'ai pas d'autres idées dans la tête. C'est pourquoi il faut absolument ou bien s'en tenir à l'envoyer aux bains, ou bien trouver un autre moyen de me repaître d'une espérance, vraie ou fausse, qui apporte à mon âme un soulagement. (acte I, scène 3)
Nicia : Avez-vous examiné si les bains seraient favorables à une grossesse de ma femme ? (acte II, scène 2)
Le Pogge poursuit la lettre en décrivant l'idiosyncrasie qui découle de cette vertu que l'on peut qualifier de mirifique : "Une foule de commères affligées de stérilité éprouvent chaque jour leurs merveilleuses qualités prolifiques ; aussi les survenantes observent-elles avec ferveur les préceptes et les remèdes recommandés à celles qui n'ont pas encore réussi à concevoir."
Il nous dit que beaucoup de personnes viennent à Bade non pas pour des soucis de santé mais pour le plaisir, certaines se donnant le prétexte d'infirmités corporelles pour s'y rendre. Des beautés y viennent même avec toutes leurs pierreries et leurs vêtements luxueux : "Tu jurerais qu'elles sont venues plutôt pour célébrer des noces que pour prendre les eaux."
Les bains de Bade sont aussi l'occasion de retracer les mœurs de l'époque. Nous en apprenons ainsi davantage sur le comportement libéré de certains ecclésiastiques : "Là se pressent également des moines, des abbés, des frères, des prêtres, qui s'y comportent avec moins de décence souvent que les autres hommes. Ils semblent dépouiller leur caractère religieux avec leurs vêtements, et ne se font pas scrupule de se baigner au milieu des femmes, ayant comme elles la chevelure ornée de rubans de soie."
Poggio Bracciolini traite bien souvent des mœurs débridées du clergé. Il le fait dans ses facéties du religieux qui confessa une femme veuve (LXVI).
Le but de ces eaux selon Poggio est de chasser la mélancolie (tristitiam fugere). Doit-on ici considéré la mélancolie sous sa forme psychologique – l'affliction, ou sous sa forme pathologique – la bile noire ? En effet les bains chauds étaient censés chasser la mélancolie d'un point du vue médical. Dans le Dictionnaire universel de médecine, de chirurgie, de chimie de 1746 voici ce qu'on peut y lire : "C'est aussi le sentiment d'Aretée, qui veut que les mélancoliques prennent souvent les bains d'eaux naturellement chaudes & qu'ils y restent long-tems ; & la raison qu'il en donne, est que la molesse & la souplesse des muscles qui sont toujours secs & tendus dans la mélancolie, contribuent extremement au soulagement de cette maladie."
Ici, il semble que Poggio Bracciolini considère ses eaux comme efficaces contre la mélancolie d'un point de vue mental puisque la gaieté qui règne en ces lieux permet de chasser ce mal. De nombreux médecins de la Renaissance reconnaissent les vertus des ablutions : voici ce que recommande Paracelse pour guérir les ulcères puants et pourris : "En fins apres que la guerison sera achevée, il sera bon & profitable au malade de luy commander l'usage des bains salez & nitreux, pour consumer le reste de la putrefaction, qui est provenue de l'humidité alumineuse." (Paracelse, La grande chirurgie, "Seconde partie du troisiesme Traicté de la guerison des Ulceres", Chapitre VI)
Paracelse connaissait d’ailleurs bien les eaux de Saint-Moritz, réputées comme des eaux ferrugineuses, efficaces contre la chlorose, les scrofules et les affections du bas-ventre. Galien reconnait aux ablutions la capacité de maintenir un équilibre de température du corps : "Toutefois on sera bientôt convaincu, si nous rappelons la vertu des bains et si nous expliquons ensuite la nature même de ce qui est en discussion. Vous ne trouverez rien de plus propre que le bain pour refroidir ceux qui sont en proie à une forte chaleur, ni rien de plus prompt à réchauffer ceux qui souffrent d'un grand froid ; car le bain, étant humide par nature et en même temps modérément chaud, arrose par son humidité la sécheresse qui vient de la chaleur, et en même temps il corrige par sa chaleur le refroidissement causé par le froid intense. Cela suffit pour les chairs." (Charles Daremberg, Œuvres anatomiques, physiologiques et médicales de Galien, Volume I, Chapitre XIII)
Hormis les vertus curatives, Poggio Bracciolini n’apporte aucune indication sur la composition des eaux de Bade. De ce point de vue, Montaigne, apportera davantage de précision : "L'eau des beings rend un odeur de soufre à la mode d'Aigues caudes & autres. La chaleur en est moderée comme de Barbotan ou Aigues caudes, & les beings à cette cause fort dous & plesans [...] L'eau à boire est un peu fade et molle, comme une eau battue, et, quant au goût elle sent le souffre ; elle a, de plus, je ne sais quelle piqûre de salure. Moins nette que les autres eaux que j'ai vues ailleurs, elle charrie, en la puisant, certaines petites filandres fort menues. Elle n'a point ces petites etincelures qu'on voit briller dans les autres eaus souffrées, quand on les reçoit dans le verre, & comme dit le seigneur Maldonat, qu'ont celles de Spa." (Montaigne, Journal du voyage de Michel de Montaigne en Italie, par la Suisse, Volume 1)
Montaigne y précise avoir vu des baigneurs se faire "corneter" dans les bains à tel point que l'eau de ceux-ci devenait sanglante. Corneter ou ventouser était une pratique médicale répandue qui consistait à des ventouses au malade en utilisant un cornet. Montesquieu écrivit ainsi : "Les Allemands ont de particulier de se faire generalement touts corneter et ventouser avecques scarification dans le bain."
Henry Mercier ayant écrit sur les bains de Bade nous apporte quelques éclaircissements sur cette pratique médicale : "Une fois le traitement amorcé et le corps débarrassé des ‘méchantes’ humeurs par l'emploi des agents ci-dessus, le Scherer ou ventouseur officiel, entrait solennellement en fonction. Aidé d'un assistant assermenté, il appliquait au patient un nombre mystique de 7, 9 ou 13 ventouses, incisait les places, puis la bouche collée à 'orifice du verre, aspirait ainsi jusqu'à deux livres de sang. Cette opération considérée comme capitale devait se faire entre la pleine lune et le premier quartier, les autres positions étant défavorables, particulièrement lorsque l'astre des nuits se trouvait en conjonction avec Saturne et Mars." (Henry Mercier, Les Amusements des Bains de Bade, p. 26)
Voici ce que nous apprend encore Montaigne sur les bains de Bade et la composition de leurs eaux en décrivant les bains de Pise : "Je m'apperçus à la source qu'il y avoit dans l'eau de ces corpuscules ou atomes blancs qui me déplaisoient aux bains de Bade, & que j'imaginois être des immondices venant du dehors. Maintenant je pense qu'ils proviennent de quelque qualité des mines, d'autant plus qu'ils sont plus épais du côté de la source où l'eau prend naissance, où par conséquent elle doit être plus pure & plus nette, comme j'en fis clairement l'expérience." (Montaigne, Journal du voyage de Michel de Montaigne en Italie, par la Suisse, Volume 2)
L'hydrologue Constantin James nous apporte des précisions à ces propos : "Les eaux de Bade, en effet, sont des eaux sulfureuses, d'une chaleur moyenne, douces au toucher, d'une saveur fade et franchement hépatique, tenant en suspension de petits filaments qui ne sont autres que des flocons de barégine." Les étincelures (bulles) étant caractéristiques des eaux gazeuses, elles ne peuvent se retrouver dans les eaux de Bade qui sont soufrées. (Constantin James, Montaigne : les voyages aux eaux minérales en 1580-1581, p. 12)
L'eau de Bade se boit également à des fins thérapeutiques. Montaigne précise qu'en général on en boit un ou deux verre tout au plus. Cependant, chaque matin, l’écrivain en buvait sept, l'équivalent d'une chopine ; son séjour ne dura néanmoins que cinq jours alors que généralement, la cure se prolongeait jusqu’à cinq ou six semaines.
David-François de Merveilleux (1652-1712), maire de Brenets, une commune suisse du canton de Neuchâtel, et capitaine-ingénieur pour l'Angleterre et les États généraux de Hollande au service de Guillaume III, indique pourquoi l'on prendrait de l'eau de Bade en guise de boisson thérapeutique : "Les Filles & les Femmes de Bade trouvent aussi dans l'usage des bains dequoi se guérir des pâles-couleurs, & de la gâle à quoi elles sont assez sujettes. On use des bains de Bade presque pour toute sorte de maux, excepté ceux de poitrine. Comme ils font beaucoup transpirer, leur effet est presque toujours favorable. Il y a des gens qui boivent l'eau des Bains, mais je ne serois pas trop porté à les imiter : cependant les femmes en boivent principalement pour se guérir des fleurs blanches." (David-François de Merveilleux, Amusement des bains de Bade en Suisse de Schintznach et de Pfeffers, pp. 78-79)
Dans Les Amusements des Bains de Bade, Henry Mercier décrit les spécialistes se rencontrant sur place : "Avant 1500, on ne rencontre aucun médecin pratiquant, bien que Gundelfinger eût donné en 1489 une courte mais intéressante étude sur les bains et leurs indications. En 1512, un médecin wurtembergeois, le docteur Sitz vint se fixer à Bade et s'y fit rapidement une réputation, surtout comme accoucheur. Dans ce temps-là, la cure durait de quatre à huit semaines, en prenant deux bains par jours, d'une durée de deux à quatre heures chacun, de manière à produire une intense poussé thermale, c'est-à-dire, une éruption miliaire cutanée, qui devait, croyait-on, indiquer l'expulsion des humeurs morbifiques. Cette longueur d'immersion s'appuyait aussi sur l'idée erronée de l'absorption par la peau. Avant de descendre dans l'onde salutaire, le baigneur devait se nettoyer copieusement les intestins, soit au moyen d'un purgatif, soit au moyen de clystères. Ce dernier était le traitement de choix et des seringues d'une taille respectable faisaient partie du matériel balnéothérapique."
Il importait donc d’extirper ces "mauvaises" humeurs hors du corps du malade en pratiquant, par exemple, de nombreux lavements grâce aux clystères (du grec "kluzein", laver). Ce clystère conservé à l’Hôpital Notre-Dame à la Rose de Lessines date du XVIIIe siècle. Dès le XVIIe siècle, on assistait à une véritable "clystéromanie" dont Molière se fit le critique acerbe. Hôpital Notre-Dame à la Rose – Lessines |
Au XVIIIe siècle Henri Heidegger écrit un Manuel du voyageur suisse qui nous fournit une mine d'informations sur la station thermale. Les bains de Bade sont situés près de la rivière Limmat. Les eaux y bouillonnent à 37-38 degrés ; l'un des bains s'appelait d'ailleurs Kesselbad, la chaudière. Elles doivent leur chaleur à la formation de gypse et de marne du Legerberg. Les eaux sont précieuses contre les maladies rhumatismales. La plupart des baigneurs viennent des cantons de Zurich, d’Argovie, de Bâle ou de Schaffhouse ; ils se retrouvent dans des hôtels qui, comme le Stadthof possède 41 bains. La Matte est la promenade que les baigneurs fréquentent en général le matin.
Mais revenons à la lettre de Poggio Bracciolini. Il s'extasie de nouveau sur ces hommes qui ont un esprit bienveillant et paterne, qui ne connaissent la passion de jalousie (zelotypus dans le texte). Il est important de s'arrêter sur ce mot. Le Pogge considère la jalousie, non seulement comme une passion (passio) mais plus encore comme une maladie (morbi). Dès lors les eaux sont thérapeutiques à partir du moment où elles guérissent de ce genre de désordre physique. S'ensuit un discours expressif avec beaucoup de points d'exclamations où l'humaniste complimente les habitants de Bade qui vivent dans la placidité, en utilisant des adjectifs mélioratifs tels que "braves gens" ou encore "bons allemands".
Tout ceci laisse place à une réflexion philosophique sur la société du XVe siècle : "Nous fouillons fiévreusement, sans relâche, les terres et les mers, en quête de l'or ; rien ne nous rassasie, nul gain ne nous contente. Nous nous plongeons dans des misères présentes pour éviter les misères à venir ; nous passons sottement notre vie à nous tourmenter le corps et l'âme ; nous nous condamnons à une pauvreté réelle et de tous les moments, pour éviter les douteuses menaces d'une pauvreté imaginaire".
Le genre épistolaire a souvent apporté beaucoup d'information sur les vicissitudes et les inquiétudes d'une société. Dans l'échange entre deux personnes l'on peut facilement entrevoir les malaises d'une époque. C'est le cas ici, ces deux phrases permettent de comprendre dans quel état d'esprit l'Italie et ses habitants se trouvent au moment de la rédaction de la lettre. En effet, le fait de vivre était considéré comme une punition consécutive au péché originel. Il était donc de mise de vivre dans la pauvreté la plus stricte et de faire preuve de largesse (l'avaricia était considérée comme un péché et punissable de mort). L'ascétisme moral et physique permettait d’expier ses fautes en vue d'atteindre le paradis. Le Pogge traite de ce sujet dans un traité, écrit sous la forme d’un dialogue, De avaricia. Ici le "capitalisme" (même si le terme est anachronique) s'oppose à l'épicurisme de Bade.
La lettre se termine par une très belle phrase imagée qui explique de nouveau la fonction en quelque sorte performative de la lettre :
Je veux qu'une étincelle de volupté de ce foyer de volupté qui m'a réchauffé dans ces délicieux bains aille te réjouir à Florence.