201207_bainsdemer_itl.jpg

Un siècle auparavant...

LES BAINS DE MER

Début du XXe siècle, dans ce court moment de notre histoire que l'on
appelle "La Belle Époque" (avec de considérables guillemets), la vogue
des bains de mer équilibrait son origine médicale lointaine avec sa
composante touristique naissante.

Pierre-Emmanuel MAIN

photographies Alcide L., colllection personnelle
h2o – juillet 2012



Pendant des siècles, les bords de mer ne furent que le domaine réservé des pêcheurs, des gabelous, et des pilleurs d'épaves. Nul n'aurait eu l'idée saugrenue de s'allonger sur une plage pour se plonger ensuite dans l'élément liquide en perpétuel mouvement.

Si la pratique du bain, individuelle en baignoire ou collective en piscine, remontait à la plus haute antiquité, celle des bains de mer était très récente. Inaugurée dans divers établissements côtiers à l'aide de baignoires que l'on remplissait d'eau puisée sur le rivage, elle allait faire place à une pratique plus directe : le bain dit "à la lame".

L'initiative des bains de mer revenait à l'Angleterre, toujours en avance d'une révolution, d'une technique ou d'une mesure d'hygiène corporelle. Dès le début du XIXe siècle, la station de Brighton brille de tous ses feux : on peut y prendre des bains, dans des baignoires remplies d'eau de mer, réchauffée ou non, au sein d'établissements luxueux, ou du moins confortables.

De l'autre côté de la Manche, Dieppe, qui bénéficiait d'une excellente exposition aux vents marins, exhibait vers 1820 une pauvre baraque de planches, quelques tentes, et un hangar abritant de vieilles baignoires. C'étaient là ses bains, plutôt pauvres.

201207_bainsdemer_0_vign.jpg 201207_bainsdemer_10_vign.jpg
Mademoisselle d'A., Trouville, septembre 1903.

Passage de la Touques, Trouville, septembre 1903.



Dieppe se lance et… est lancée

Le maire de Dieppe, souffrant du contraste avec la station britannique, décida de créer un établissement de bains digne de la cité de Duquesne. L'édifice, conçu par un architecte expert des établissements thermaux, vit le jour en 1822. Il se présentait sous la forme d’une galerie, longue d’environ cinquante mètres, coupée en son milieu d’un arc de triomphe et flanquée à ses extrémités de deux pavillons carrés ; l’un réservé aux dames, l’autre aux hommes. Les pavillons communiquaient entre eux par la grande galerie, sorte d’avenue couverte d’où l’on pouvait profiter du spectacle de la mer. Au milieu, sous l’arc de triomphe, on trouvait le bureau de vente des tickets de bain, un dépôt de livres et journaux, et un restaurant. Devant le bâtiment, des pontons de bois menaient à la mer. Au bas des pontons, des tentes décorées servaient de vestiaires. La grande innovation, le bain "à la lame", résidait dans l’abandon des baignoires pour soumettre les baigneurs "à l’ondulation et au brisement des vagues". La pente très douce de la plage autorisait cette pratique, et des "guides-jurés", excellents nageurs nommés par l’administration, étaient chargés de conduire les malades (le bain était encore essentiellement médical) dans l’eau, de les surveiller et de les protéger contre la violence des lames.

Il manquait à Dieppe une personnalité susceptible de faire bénéficier la station de son aura. Elle se présenta en la personne de la duchesse de Berry. D'une grande beauté, cette jeune princesse avait épousé en 1816 le neveu du roi Louis XVII, le duc de Berry, promis au plus bel avenir sous la Restauration. Union de courte durée car, en février 1820, le duc était assassiné à l'entrée de l'Opéra, pratiquement sous les yeux de son épouse, alors enceinte de quelques mois. Ce drame, qui devait ouvrir une crise politique, altéra la santé de la jeune femme qui, ne trouvant pas de remède efficace, se vit conseiller l'innovante thérapie des bains de mer.

C'est en 1824 que la duchesse de Berry se rendit à Dieppe pour "prendre la lame". Si elle fut séduite par la nouvelle station, elle sut également séduire les Dieppois et participa activement à la vie locale. Il semble qu'elle ait tiré profit de la nouvelle disposition des bains puisqu'elle revint fidèlement chaque année, jusqu'en 1829. Ensuite, la révolution de 1830 et l'avènement de la monarchie de Juillet allaient l'entraîner dans une conspiration politique aux péripéties mouvementées. La duchesse était en effet une forte personnalité, et sa présence contribua autant à lancer la station que la pratique des bains "à la lame".

 201207_bainsdemer_2_vign.jpg  201207_bainsdemer_3_vign.jpg
Baigneuse, Trouville, septembre 1904.



Le médicament maritime

Tout au long du XIXe siècle, on assiste à une lente mais durable redécouverte des bienfaits de l'eau et de l'air. Les bains, sous leurs différentes modalités, reçurent un appui important des médecins hygiénistes. Dans son "Manuel des Bains de mer", publié en 1825 et dédié à la duchesse de Berry, le Dr Albert Assegond les juge efficaces dans le traitement des névroses, de l'hypocondrie et du rachitisme. Comme il s'agit de bains froids (température de l'eau inférieure à 20 °C), leur tonicité les recommande particulièrement aux jeunes filles anémiées ou apathiques. Les médecins Buchez et Trelat, dans leur "Précis d'Hygiène", paru la même année, y sont également favorables.  Les bains de mer seront donc régulièrement évoqués dans les manuels, tout au long du siècle, mais avec des réserves.

Tout d'abord, la température de l'eau de mer n'étant pas maîtrisable, nombreux sont les praticiens qui donnent la préférence aux sources thermales, en plein essor au Second Empire. Ensuite, le bain est loin d'être une pratique répandue, le professeur Jean-Paul Langlois, dans l'édition de 1904 de son Précis d'Hygiène Publique et Privée, précise : "À Paris, la statistique donne comme moyenne deux à trois bains par an et par habitant". Enfin, les bains de mer ne conviennent pas à tout le monde : le profil type reste un tempérament anémique, lymphatique ou bien hypocondriaque. Et encore ! Les avis sont partagés sur les effets stimulants ou sédatifs. Selon le praticien, une jeune "mélancolique" ira ou n'ira pas se baigner, et se verra prescrire soit la Manche, soit la Méditerranée.

 201207_bainsdemer_12_vign.jpg  201207_bainsdemer_8_vign.jpg
Deux "retroussées", Trouville, 1902.


La sortie du bain.



Des bains très codifiés

Qui dit médicament, dit posologie. Tout d’abord, sont écartés du bain les moins de dix ans et les plus de cinquante ans. Trop fragiles. Ensuite, les bains se pratiquent "en saison", c’est à dire de la mi-juin à la mi-septembre. On ne se baigne qu’une fois par jour, aux heures chaudes, entre neuf heures et midi, ou entre trois et cinq heures. L’espace du bain, qui n’est pas immense, est délimité par des cordages tendus. On doit entrer dans l’eau rapidement, et y demeurer de cinq à quinze minutes, pas plus, et en mouvement, sous la surveillance ou avec l’assistance du guide-baigneur.

Pour obtenir l'effet attendu, on se baignera à marée pleine ou montante pour "recevoir la vague". Ce point est capital, il permet de bénéficier du massage marin propre à activer la circulation. Enfin, la sortie du bain (peignoir obligé) sera aussi rapide que l’entrée et suivie de frictions pour éviter un refroidissement. Tel se présente, grosso modo, le codex des bains de mer, appliqué à Dieppe, mais aussi à Dunkerque, Boulogne-sur-Mer, Étretat, Cabourg… La concurrence des rivales de la côte normande, Trouville en tête, fait beaucoup d'ombre à l'établissement initial. En comparaison, la côte atlantique est faiblement pourvue, malgré Biarritz, et celle de la Méditerranée se limite à Cannes et Nice, deux lieux de villégiature où les bains se prennent toujours dans des baignoires.

 201207_bainsdemer_5_vign.jpg 201207_bainsdemer_4_vign.jpg
Le bain et la leçon de natation, Trouville, 1902.



La reine de la Côte Fleurie

C'est vers 1830 que deux peintres en quête de sujets pour leur "marines", Eugène Isabey et Charles Mozin, découvrent un petit village de pêcheurs, Trouville. Proche de la capitale par la route des voitures de place, rapprochée par le chemin de fer de l'Ouest, Trouville accède rapidement au rang de station connue, aimablement fréquentée. Le guide Joanne de 1965 nous indique que Trouville compte alors un peu moins de 6 000 habitants, sept hôtels, un casino et un théâtre. Ses atouts : une plage de sable fin de près d'un kilomètre, considérée comme une des plus belles de France, et une "avenue" de planches qui en longe une partie afin d'en faciliter la découverte. 

C'était suffisant pour attirer une clientèle aisée et se faire une place sur les ordonnances. Ce succès lui vaut le titre de "Reine de la Côte Fleurie", et d'être surnommée par les journalistes parisiens "le boulevard des Italiens des plages normandes", ou bien "le rendez-vous des malades qui se portent bien". Ce dernier trait d'esprit nous indique que l'origine médicale des bains tendait à devenir un simple prétexte. Le duc de Morny, quelques temps auparavant, en avait déduit que Trouville n'était plus assez chic, et avait franchi l'estuaire de la Touques pour fonder sa station rivale : Deauville.

Le guide Baedeker du Nord-Ouest de la France, dans son édition de 1902, nous confirme que le petit port de pêche est devenu la "station la plus fréquentée pour les bains de mer". Il nous livre d'intéressants détails : si sa population a peu augmenté (6 264 habitants), le nombre d'hôtels a doublé, on en compte quinze, dont deux de prestige. Pour bénéficier des bains, une cabine de luxe coûte trois francs, une cabine à flot revient à un franc cinquante, et une cabine ordinaire à soixante-quinze centimes, "bains de pieds inclus", précise le Baedeker.

 201207_bainsdemer_6_vign.jpg 201207_bainsdemer_11_vign.jpg
L'heure des planches, Trouville, 1902.

Madame et Mesdemoiselles de X, fidèles habituées des Planches, Trouville, 1902.



Un spectacle et un art de vivre

Un photographe amateur, mais talentueux, est venu capter dans sa boîte noire une série de tableaux de cette vie estivale, au cours des années 1904 et 1905. Ses photographies témoignent à la fois de l'apogée de la station comme de la Belle Époque.

Le bain est un spectacle. Les baigneuses exposent des costumes très enveloppants, constitués d’une tunique à manches, peu décolletée, d’un jupon court, d’un pantalon à mi-mollets, d’un chapeau-bonnet assorti et de sandales. Cela laisse peu de place aux coups de soleil, plutôt mal vus, mais vaut le coup d'œil. Les spectateurs, sur la plage ou sur les planches, sont loin d'être débraillés. Pour eux aussi, le costume "ville d'eau" reste un costume de ville. La chair ne s'expose pas.

Après le bain, le spectacle se poursuit avec la promenade sur les planches ; un véritable rituel, qui s'apparente à un défilé de mode, une succession de toilettes longues et claires, de chapeaux fleuris et d'ombrelles assez solides pour se transformer en parapluie.

Emane de ces photographies, au delà d'un parfum de nostalgie depuis longtemps éventé, le sentiment d'un art de vivre, élégant et serein, et même une forme d'achèvement civilisé auquel rien de devait mettre un terme.  Et pourtant, la grande époque de Trouville allait s'achever avec la Belle Époque, en 1913, noyée sous la "pluie de sang" (l'expression est de Léon Daudet) du premier conflit mondial. Les bains de mer allaient se généraliser sur l'ensemble du territoire côtier. On peut parler de la fin d'un monde ; jusqu'aux planches qui cesseront d'évoquer Trouville pour s'attacher définitivement à sa rivale huppée, Deauville... .

 



 201207_bainsdemer_ouvrage.jpg
ResSources
Alcide L. à la plage : un photographe amateur à Trouville en 1900 Exposition, Musée de Trouville, 30 mai-12 août 1984

Deux occasions sur :
AmazonPriceMinister