Frédéric NAULETGRET, Politiques et Pratiques du développement, 6 – mai 2012image Potabilisation de l'eau au Cambodge – GRET
H2o – septembre 2012
English text:
From Market Logic to a Public Water Service: What Role for public authorities?
Ces quinze dernières années, les petits entrepreneurs de réseaux d’eau ont gagné la reconnaissance des pouvoirs publics et des bailleurs de fonds. Dans un grand nombre de pays du Sud, ils sont désormais considérés comme des acteurs légitimes pour l’approvisionnement en eau des petites agglomérations et des quartiers des grandes villes. Mais leur action continue à soulever d’importantes questions : comment les professionnaliser tout en préservant leurs capacités d’adaptation aux attentes locales ? Comment élever les standards de qualité des services sans nuire à leur accessibilité ? Quels mécanismes pour financer et encadrer leurs activités ? De fait, concéder aux petits entrepreneurs une place dans le "marché de l’eau" ne suffit pas à assurer l’accès au plus grand nombre ni l’amélioration continue des services. L’intervention publique est centrale pour organiser la transition de ces acteurs vers des logiques de service public.
Parmi la cohorte d’acteurs privés qui interviennent dans la fourniture d’eau dans les pays en développement, les petits entrepreneurs de réseaux d’eau sont de plus en plus souvent présentés comme une catégorie prometteuse pour la desserte des gros bourgs et des quartiers sous-équipés. Porteurs de véritables solutions ou reflet d’une mode passagère ? Quoi qu’il en soit, ces acteurs aux profils très divers fournissent de l’eau par le biais de dispositifs techniques en réseaux, plus ou moins rudimentaires, qu’ils ont financés en grande partie sur fonds propres. À ce jour, ces formes d'approvisionnement en eau ont essentiellement essaimé à partir de "logiques de marché". En marge des politiques sectorielles, les petits entrepreneurs de réseaux tentent de répondre aux demandes des ménages, en mettant à profit des circonstances favorables, telles que l’accès privilégié à un point d’eau, et en mobilisant des savoir-faire techniques, quelques ressources financières et leurs relations sociales. L’intervention des pouvoirs publics pour coordonner, financer ou encore contrôler ces initiatives est relativement limitée. Si cette dynamique de développement "spontané" a indéniablement contribué à améliorer les conditions d’accès à l’eau dans les zones non ou mal desservies par les systèmes conventionnels (les réseaux d’eau centralisés et intégrés), elle pose néanmoins des problèmes de qualité des services (potabilité de l’eau non garantie, approvisionnement discontinu, pression insuffisante, etc.) et d’accessibilité aux réseaux pour les ménages les plus vulnérables (la possibilité pour un ménage d’accéder au service d’eau dans des conditions économiquement supportables). L’intervention des pouvoirs publics est indispensable pour accompagner le développement de ces modes de desserte, et encourager la transition d’activités régies par des dynamiques marchandes vers des logiques de service public.
Le nombre de petits entrepreneurs de réseaux d’eau a fortement augmenté |
Parce que les réseaux des petits entrepreneurs répondent rarement aux conditions requises pour prétendre au caractère de service public, il est indispensable d’agir sur les normes. Tout l’enjeu consiste à trouver un compromis entre l’atteinte d’un niveau satisfaisant de qualité du service et la recherche de moindre coût, sans perdre de vue les attentes des ménages. Il s’agit d’améliorer le service à partir d’évolutions techniques maîtrisables localement tout en limitant les risques de surinvestissement et les effets de dépendances engendrés par ces dispositifs. Aussi, les autorités publiques doivent placer les principes de progressivité et d’adaptabilité des normes au cœur de leurs stratégies sectorielles. Par exemple, au lieu de dimensionner les ouvrages en fonction de références qualifiées abusivement d’universelles, elles doivent promouvoir des logiques d’investissement graduel et encourager les démarches rigoureuses d’évaluation des demandes en eau. Elles doivent également soutenir les efforts d'innovation pour parvenir à des solutions modulaires (des dispositifs techniques configurables en plusieurs sous-ensembles ou modules) permettant des ajustements continus entre les options techniques (l’offre) et les évolutions de consommation en eau (les demandes des ménages). Surtout, les processus d’élaboration des normes doivent être profondément repensés. Ceux-ci ne doivent plus être exclusivement guidés par des considérations technicistes ou sanitaires, mais tenir compte des contextes socioéconomiques dans lesquels sont insérés les réseaux des petits entrepreneurs. C’est seulement en ouvrant la concertation à l’ensemble des groupes d’acteurs de la "filière eau" (usagers actuels et futurs, entreprises de génie civil, fournisseurs de matériaux, etc.) que les responsables des politiques sectorielles seront en mesure de définir des normes adaptées et des incitations pour rendre effective leur application.
Dans plusieurs pays où le GRET accompagne des petits entrepreneurs de |
Pour renforcer la qualité des services offerts par les petits entrepreneurs, il apparaît important de les accompagner, eux et leurs employés, dans l’acquisition de compétences adaptées aux nouvelles exigences technologiques et de gestion des services. Car bien que le secteur informel soit un lieu d’apprentissage à part entière, leur professionnalisation ne peut uniquement reposer sur la pratique répétitive ou la formation sur le tas. Les dynamiques d’apprentissage des petits entrepreneurs de réseaux d’eau doivent être mieux encadrées. Pour cela, les politiques de formation doivent élargir leur champ afin d’y intégrer la formation continue au même titre que les cursus universitaires, et prendre en compte la diversité des acteurs qui interviennent dans le secteur de l’eau. Ces politiques doivent s’appuyer sur des instruments de formation professionnelle variés. Ainsi, des services d’appui-conseil dédiés aux petites entreprises mériteraient d’être développés, de même que des systèmes d’apprentissage par tutorat ou via des échanges entre opérateurs. Ces dispositifs ne pourront aboutir que si plusieurs conditions sont réunies : tout d’abord, une analyse préalable des besoins des petits entrepreneurs pour élaborer des contenus pédagogiques de qualité en adéquation avec leurs spécificités ; ensuite, un accompagnement dans la durée pour multiplier les possibilités d’interaction entre pratique et théorie ; enfin, une gestion partenariale des programmes de formation impliquant les pouvoir publics, les structures de formation et les organisations professionnelles des petits entrepreneurs lorsqu’elles existent.
Depuis peu, l’approche Business Development Services – BDS, a fait son |
Les réflexions sur les processus de professionnalisation ne peuvent éluder la question du financement. Or, dans ce domaine, force est de constater que l’innovation fait défaut. Certaines pistes ne sont pas suffisamment explorées, comme les Fonds de formation professionnelle qui, s’ils étaient abondés par des contributions privées et publiques (redevances sur les services d’eau, allocations budgétaires, etc.) sous la gestion conjointe des entrepreneurs et des autorités publiques, pourraient être très efficaces. La problématique du financement se pose avec encore plus d’acuité pour les infrastructures. Améliorer les services d’eau, en particulier les étendre aux zones encore non desservies, requiert des investissements importants, irréversibles et rentabilisés sur de longues périodes. Or, les capacités d’autofinancement des petits entrepreneurs locaux sont limitées et les possibilités d’emprunt quasi inexistantes faute de pouvoir présenter aux banques une comptabilité en bonne et due forme et les garanties immobilières exigées. Face à ces difficultés, les petits entrepreneurs n’ont souvent d’autre choix qu’adopter des stratégies de court terme. Pour les inciter à se convertir à des logiques de gestion patrimoniale, des outils de financement à long terme, prévisibles et peu coûteux sont indispensables (ces approches doivent viser à optimiser le renouvellement des équipements et le développement de nouvelles infrastructures en tenant compte des contraintes techniques et des attentes des usagers). Du reste, des expérimentations sont en cours dans plusieurs pays avec l’objectif de dynamiser les marchés locaux de capitaux via différents instruments financiers : fonds d’investissement au Bangladesh (avec des capitaux faiblement rémunérés et placés pendant plusieurs années), lignes de méso-crédit au Cambodge, fonds de garantie bancaire au Laos, etc. Loin de se réduire à de l’ingénierie financière, le développement de ces outils nécessite des engagements politiques, concrétisés par des apports de fonds publics. Les responsables publics ne peuvent se démettre de leurs obligations financières, y compris pour des services d’eau gérés par des entrepreneurs privés. Les ressources privées ne permettront pas à elles seules de résoudre le problème du financement de l’accès à l’eau. Pour s’en convaincre, il suffit de rappeler qu’au cours des dernières décennies, de nombreux pays ont financé leurs infrastructures hydrauliques de premier établissement principalement grâce à l’impôt.
Un autre domaine clé de l’intervention publique concerne la régulation. Les intérêts économiques des petits entrepreneurs peuvent sans cesse compromettre l’atteinte d’autres objectifs associés aux services d’eau (santé publique, équité, etc.). Dans un contexte où les clients des réseaux n’ont pas (ou peu) d’alternatives d’approvisionnement, la régulation marchande, entendue comme dynamique d’ajustement de l’offre et de la demande, est inopérante pour sanctionner la qualité des services. Pour concilier les objectifs potentiellement contradictoires de viabilité économique, de qualité et d’accessibilité des services, les pouvoirs publics ont un rôle déterminant à jouer. Le besoin de cadres de régulation fait aujourd’hui consensus et l’idée de réguler les services rendus par les petits entrepreneurs est largement acceptée. Mais de nombreux pays concentrent leurs réflexions sur la contractualisation, la création d’instances de régulation ou l’identification d’indicateurs de performance. Elles laissent de côté des questions essentielles, en particulier : comment permettre à chaque partie prenante de se faire entendre dans la durée ? Certes, la contractualisation est indispensable pour clarifier les missions des petits entrepreneurs et expliciter les objectifs qui leur sont assignés. Cependant, au-delà de la formalisation juridique des engagements c’est la qualité du processus de mobilisation des acteurs qui importe. En effet, seule la concertation peut conduire à de véritables accords sur le partage des responsabilités (entre usagers, institutions publiques, entrepreneurs), les objectifs à poursuivre (la couverture, les investissements, etc.) et les moyens à mettre en œuvre pour améliorer le service (formations, financements, etc.). De même, des dispositifs de suivi des services d’eau doivent être instaurés pour que les petits entrepreneurs de réseaux d’eau rendent des comptes. Mais les débats actuels privilégient les questions de production d’indicateurs au détriment d’une réflexion approfondie sur l’usage de l’information et les dynamiques de régulation. Or, la régulation est avant tout une affaire de relations de pouvoir qui seront d’autant moins asymétriques que l’information produite est mise en débat avec l’ensemble des acteurs en présence. Il s’agit de rechercher, et de reconstruire en permanence, un équilibre toujours provisoire. C’est pourquoi, il est nécessaire de renforcer, voire parfois de faire émerger la représentation de certains acteurs (association d’usagers, groupe d’élus locaux, etc.) pour favoriser leur pleine participation aux débats. Le renforcement des capacités d’actions des administrations et autres instances publiques est d’autant plus important que l’une des premières conditions à l’existence de tels mécanismes de régulation est sans doute celle de systèmes de maîtrise d’ouvrage ayant à la fois les moyens d’exercer leur mandat et de défendre l’intérêt général.
L’action des petits entrepreneurs de réseaux d’eau ne peut pas être uniquement guidée par des logiques de marché. L’intervention des pouvoirs publics est indispensable pour établir des normes adaptées, développer les compétences des entrepreneurs, contribuer au financement des réseaux et susciter des dynamiques de régulation. Les normes auront plus de chance d’être adaptées si elles sont évolutives et prennent en compte les contraintes et les attentes de l’ensemble des acteurs de la filière eau.
Les politiques de formation dans le domaine de l’eau doivent intégrer les systèmes d’apprentissage professionnel et s’appuyer sur une variété d’outils, dont certains spécifiquement dédiés aux petits entrepreneurs d’eau.
Le développement des petits réseaux d’eau potable implique des apports financiers conséquents qui ne pourront pas être uniquement mobilisés par les entrepreneurs. Des fonds publics sont indispensables pour dynamiser les marchés de capitaux locaux.
L’encadrement des petits entrepreneurs de réseaux d’eau passe par des cadres de régulation dynamiques qui mobilisent fortement les utilisateurs des services dans une perspective de concertation multi-acteurs continue.
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Naulet F. "Accès à l’eau potable, le recours aux petits entrepreneurs du Sud : une démarche stratégique mais pas automatique !". Paris, GRET, 2011, coll. Politiques et pratiques de développement, n° 3. Blanc A. et Botton S., "Services d’eau et secteur privé dans les pays en développement. Perceptions croisées et dynamique des réflexions". Paris, AFD, 2010, coll. Recherches, n° 2. Hystra, "Accès à l’eau potable pour la base de la pyramide : leçons tirées de 15 études de cas", Paris, 2011, rapport d’étude. GRET |