Frédéric NAULETGRET, Politiques et Pratiques de développement, 3 – octobre 2011image GRETH2o – septembre 2012
S’il ne fait aucun doute que les petites entreprises locales ont un rôle à jouer dans les pays en développement pour étendre l’accès à l’eau potable, il ne faudrait pas pour autant en faire la nouvelle figure du "bon modèle" que d’aucuns recherchent inlassablement. L’hétérogénéité de ces acteurs exige de se pencher précisément sur leurs caractéristiques, leurs logiques d’actions et leurs contraintes : autant d’éléments à prendre en compte avant de les intégrer dans les programmes sectoriels. Si le recours aux petits entrepreneurs privés n’est pas la panacée, dans quelles conditions représente-t-il une solution adaptée ? Le GRET tire des enseignements de quinze années d’expérience sur des programmes d’accès à l’eau potable dans plusieurs pays et formule des recommandations à l’intention des bailleurs et des décideurs.
Comment améliorer durablement l’accès à l’eau potable dans les pays du Sud ? Les multiples réponses apportées ces trois dernières décennies ont affiché des résultats très inégaux. Malgré les avancées obtenues dans plusieurs pays, nous sommes encore loin d’avoir atteint l’objectif d’universalisation de l’accès à l’eau potable.
Selon les Nations unies, entre 1990 et 2010, un milliard de personnes |
Dans les années 1980, les politiques de coopération dans le domaine de l’eau ont privilégié le financement des monopoles publics. Fondées sur des logiques de planification technique tenant peu compte des attentes des populations, ces "politiques de l’offre" visaient à rattraper les retards d’équipement dans les villes et les villages. Au tournant des années 1980 et 1990, ces systèmes de gestion publique ont été dénoncés : les défaillances, réelles ou supposées, des administrations et des entreprises publiques responsables des services d’eau ont justifié d’importantes réformes. De nombreux États ont été sommés de se désengager de la gestion des services au bénéfice d’autres acteurs supposés plus efficaces. En zone rurale, les politiques sectorielles ont alors pris une orientation "communautaire" débouchant sur la création de comités villageois chargés de gérer les ouvrages. En milieu urbain, les délégations de service public aux multinationales de l’eau se sont multipliées. Ces arrangements devaient permettre de professionnaliser la gestion des services et d’apporter des capitaux privés pour l’extension des systèmes. Des résultats probants ont été obtenus à cette époque sur le plan technique et commercial. Mais les échecs rencontrés dans les années 2000 dans certaines grandes villes du Sud (Cochabamba, Tucuman, La Paz, Buenos Aires, etc.) et l’incapacité des comités d’eau villageois à survivre à la fin des projets ont fortement mis à mal ces modèles.
Ces écueils ont conduit les gouvernements du Sud et les organisations internationales à considérer la participation du secteur privé local pour l’accès à l’eau. Car si ses initiatives demeurent méconnues, le petit entreprenariat a contribué au développement d’une gamme non négligeable de services d’eau. Parfois présentée comme un phénomène nouveau, l’émergence de ces formes d’approvisionnement en eau n’est pas récente : l’histoire révèle des périodes de cohabitation, plus ou moins longues selon les pays, entre ces dispositifs et les systèmes conventionnels (les réseaux d’eau centralisés et intégrés). Dans les quartiers en marge des métropoles, dans les villes secondaires ou les bourgs ruraux, des entreprises de petite taille interviennent depuis de nombreuses années en réponse à des demandes locales insatisfaites par les modes d’approvisionnement conventionnels. Très éparpillées, ces initiatives privées recouvrent une large palette de services allant du colportage d’eau à domicile, à la gestion de mini-réseaux, en passant par l’exploitation de bornes fontaines. Dans beaucoup de pays, une frange importante de la population a recours aux services de ces opérateurs locaux pour satisfaire ses besoins en eau (boisson, cuisine, toilette, etc.). Une étude réalisée par la Banque mondiale en 2005 dans 50 pays en dénombre plus de 10 000 ! Au Cambodge par exemple, on a recensé pas moins de 300 petits entrepreneurs fournisseurs d’eau dans les petites agglomérations rurales. Dans la capitale du Mozambique, on estime à plus de 350 000 le nombre d’habitants s’approvisionnant auprès des petits opérateurs informels.
Mais quoi de commun entre un porteur d’eau, un fontainier ou un gestionnaire de petit réseau d’eau ? Peu de choses si ce n’est que tous ont développé leurs activités en occupant des places laissées vacantes par les pouvoirs publics et les opérateurs officiels du réseau défaillant. Les caractéristiques du service (continu ou irrégulier, payant ou gratuit, etc.) tout comme la qualité du produit délivré (eau potable ou non) sont en effet très hétérogènes. De même, leurs relations avec les pouvoirs publics et les usagers peuvent être très divers. Dans les villes, certains prospèrent sur des marchés "de niche" (vente d’eau aux familles les plus pauvres, desserte dans les quartiers délaissés, etc.) aux côtés des dispositifs conventionnels, tandis que d’autres investissent sur des segments déjà occupés par les opérateurs formels. En zone rurale, ils peuvent jouir d’une situation de monopole tout comme subir la concurrence des systèmes d’hydraulique villageoise (technologies et ouvrages utilisés pour assurer l’approvisionnement en eau des petites localités rurales : puits, forages à motricité humaine, impluviums, etc.). Parmi tous ces acteurs, les petits entrepreneurs de réseau d’eau constituent sans aucun doute la catégorie la plus prometteuse pour accroître la desserte en eau des bourgs et des quartiers sous-équipés. Fournissant de l’eau par le biais de petits systèmes en réseau, plus ou moins rudimentaires, ces derniers comptent entre 500 et 10 000 clients. Le potentiel de couverture qu’il serait possible d’atteindre, au niveau mondial, en renforçant les petites entreprises de réseau d’eau est important. Si la moitié des ménages des zones semi-rurales et des quartiers défavorisés pouvait bénéficier de leurs services, près de 250 millions de personnes seraient concernées.
On observe deux types de petits entrepreneurs de réseau d’eau. Les uns |
Certes, ce chiffre représente une estimation grossière. Le potentiel de développement ou d’émergence de ces acteurs dépend des trajectoires des pays, notamment des fluctuations de leurs économies, et des formes d’entrepreneuriat sous-tendues par les cultures locales. Il reste que ce potentiel est important dans les pays dotés d’un tissu de petites entreprises dynamiques, comme au Cambodge où le GRET estime qu’elles pourraient desservir entre 10 et 15 % de la population totale. Pour la desserte des petites agglomérations et des quartiers défavorisés, les petits entrepreneurs de réseau d’eau présentent des avantages indéniables. Disposant d’un solide savoir-faire technique et d’une certaine capacité d’investissement, ils font preuve d’une remarquable adaptation aux demandes des ménages. Du fait de leur enracinement local, ils pratiquent constamment des ajustements entre le respect de certaines obligations sociales et les impératifs de rentabilité de leur activité. Leur flexibilité d’intervention leur permet de fournir des services de qualité parfois équivalente aux systèmes conventionnels.
Prenant naissance dans des environnements incertains (faiblesses des institutions locales, morcellement urbain, etc.), les petites entreprises de réseau d’eau atteignent rarement un stade avancé de formalisation : elles ne sont pas toujours recensées, faiblement capitalistiques, non fiscalisées et juridiquement vulnérables. Par ailleurs, leurs niveaux de professionnalisation et de prise de risque sont très hétérogènes. Cette diversité se reflète dans leur capacité à mobiliser des financements, qui varient fortement en fonction du type de service fourni et des circonstances socioéconomiques locales : alors qu’au Laos, certains sont capables d’engager plus de 80 000 euros pour cons-truire un petit réseau d’eau, en Mauritanie rares sont les entrepreneurs locaux prêts à investir plus de 10 000 euros dans cette activité. Néanmoins, tous partagent trois contraintes financières : l’investissement initial est financé majoritairement sur fonds propres ; leur capacité de financement ne permet pas, en règle générale, d’atteindre une couverture totale du service ; et le recours à l’endettement formel est faiblement pratiqué. Indépendamment de leur taille ou de leur degré de formalisation, les motivations à s’engager dans le secteur varient. Au premier chef, on trouve des motifs d’ordre économique : les petits entrepreneurs de réseau d’eau saisissent des opportunités d'investissement, en s'ins-crivant dans des stratégies de spécialisation ou de diversification. Mais une analyse plus ap-profondie laisse apparaître d’autres motifs. Entre clientélisme et logique d’ostentation, certains cherchent également à acquérir du prestige social ou à tisser des relations avec les pouvoirs publics afin d’élargir leurs réseaux d'influence.
Les facteurs sociaux jouent un rôle important pour les petits opérateurs |
À l’évidence, les stratégies d’appui aux petits entrepreneurs de réseau d’eau doivent s’adapter à l’hétérogénéité de ces acteurs et à la variété des contextes dans lequel ils inter-viennent. Des solutions différenciées sur le plan technique, financier et juridique doivent être conçues pour répondre à la diversité des besoins et des contraintes des petits entrepreneurs de réseau d’eau.
Pendant longtemps, les petites entreprises de réseau d’eau qui se développaient spontané-ment ont été considérées comme un problème à résoudre. Au mieux étaient-elles tolérées comme solution provisoire en attendant l’extension du service formel ou l’amélioration du niveau de vie des ménages. C’est seulement vers la fin des années 1990 que les organisations internationales et les gouvernements du Sud ont commencé à reconnaître leur utilité. Aujourd’hui, dans certains pays, un dialogue commence à s’instaurer avec les pouvoirs pu-blics. Il est impératif que ce processus s’intensifie et se prolonge par plus d’efforts d’intégration de ces acteurs dans les politiques sectorielles. Car pour atteindre des standards de service public, on ne pourra pas se contenter des capacités d’adaptation des petites entreprises. Des politiques ambitieuses sont nécessaires, intégrant des stratégies d’accompagnement et des dispositifs de régulation adaptés. Mais dans les pays où les petits opérateurs de réseau n’existent pas encore, il convient d’agir avec prudence. Poussés par de puissants effets de mode, certains espèrent repérer dans les petits entrepreneurs de réseau la nouvelle solution de gestion et de financement des services. Plutôt que de courir après le "bon modèle" qui serait applicable partout moyennant quelques ajustements, il est préférable dans ces contextes de procéder de manière itérative, en commençant par des expérimentations. Une telle posture implique d’analyser rigoureu-sement le tissu d'entrepreneurs locaux, les caractéristiques de l'environnement institutionnel (quelles entraves à l’émergence des petits entrepreneurs de réseau ?) ainsi que les forces et les limites des formes d’approvisionnement existantes (quelles complémentarités envisa-gées ?). Surtout, elle suppose l’acceptation à la fois sociale et politique de la participation d’acteurs privés locaux à la fourniture du service d’eau.
Les petites entreprises de réseau d’eau représentent une alternative intéressante pour étendre l’accès à l’eau potable dans les pays du Sud, avec un important potentiel pour la desserte des petites agglomérations et des quartiers défavorisés des grandes villes. Les initiatives de ces petits opérateurs doivent être perçues comme une forme complémentaire susceptible d’améliorer en quantité et en qualité les taux d’accès à l’eau et non comme un substitut aux offres conventionnelles. La diversité des petits entrepreneurs de réseau d’eau et du cadre dans lequel ils interviennent (gros bourgs vs grandes villes, monopole vs concurrence, etc.) implique le recours à une variété d’outils et de solutions (techniques, financières, juridiques, etc.) dans les stratégies de promotion et d’appui. Les stratégies doivent s’adapter à deux types de contexte : d'une part, dans les pays où ces acteurs existent, les questions portent sur le contrôle de l’activité du petit entreprenariat local, leur professionnalisation et la faisabilité de répliquer des expériences locales à une échelle plus large. La reconnaissance de son utilité sociale sur des segments du marché de l’eau est un préalable à son in-sertion dans les politiques nationales ; d'autre part, dans les pays où ils ne sont pas encore présents, la question posée est celle des stratégies d'émergence et de leur pertinence. On se trouve alors face à des situa-tions d'expérimentation à petite échelle où il est essentiel d’adapter les modèles proposés au public d’entrepreneurs potentiels ainsi qu'aux conditions socio-économiques, politiques et institutionnelles locales.
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Blanc A., J. Cave et E. Chaponnière (2009), "Les petits opérateurs privés de la distribution d’eau à Maputo : d’un problème à une solution ?" Document de travail AFD n° 85. Kariuki M., Schwartz J., 2005, "Small-Scale Private Service Providers of Water Supply and Electricity: A Review of Incidence, Structure, Pricing and Operating Characteristics", World Bank Policy Research Working Paper n° 3727. Naulet F., 2010, "Encourager la transition institutionnelle des POP d’eau potable. Enseignements du programme Mirep au Cambodge", in Blanc A., Botton S., Services d’eau et secteur privé dans les pays en développement. Perceptions croisées et dynamique des réflexions. AFD-Recherche n° 2, pp. 401-423. "Financer les services d’eau potable dans les petites agglomérations via des opérateurs privés locaux. Actes des Ateliers Contreauverses, septembre 2010", Collection Débats et Controverses n° 4, GRET. GRET |