Bakari Mohamed SÉMÉGA
professeur de chimie et d’hydrochimie
Université de Nouakchott
quotidien HORIZON 18-01-2006
H2o – mars 2006
L’eau est une ressource vitale, d’autant plus vitale qu’elle réside dans une certaine conjoncture, notamment en contexte côtier, de surcroît aride et d’explosion démographique importante. À Nouakchott, la maîtrise de l’eau est un enjeu de taille compte tenu d’une part de l’absence de ressources disponibles directement mobilisables, de la faiblesse et l’irrégularité des précipitations et, d’autre part, du développement urbain, pression importante sur les ressources. La desserte en eau dans l’agglomération et ses répercussions sur les pratiques sociales, sont des indicateurs qui mesurent l’état de l’accès à l’eau. La garantie de cette desserte en eau et en eau de qualité est un facteur d’équilibre socio-économique et une des conditions essentielles d’une alimentation saine. Lorsqu’il y a pénurie et surtout pénurie chronique, une priorisation se met en place et donne le privilège à tel ou tel autre usage qui se présente plus vital. La gestion de l’eau est alors régie par le souci le plus élémentaire de la satisfaction en tout premier lieu des besoins humains de première nécessité.
L’analyse de la desserte en eau de la ville de Nouakchott qui vit des pénuries chroniques depuis plus d’un demi-siècle tant sur le plan quantitatif que qualitatif, permet d’apprécier l’acuité de cette problématique de l’eau.
La ville de Nouakchott a connu une croissance exceptionnelle, passant de 5 500 habitants en 1960 à plus de 600 000 habitants en 2000. Cette évolution s'est traduite par l’extension rapide de l’espace occupé (la construction d’habitats sommaires autour du noyau urbain et dans des conditions précaires, formant ainsi des bidonvilles) et par le maintien d’une forte pression sur les équipements sociaux entraînant des difficultés de desserte, tous services confondus. Cette situation est aggravée par l’absence de planification et de maîtrise du cadre de régulation urbaine.
L’approvisionnement en eau potable de Nouakchott s’effectue suivant plusieurs modes qui vont du branchement au réseau de distribution, aux charretiers (dans les zones péri-urbaines ou des points éloignés ou à très faible pression du réseau de distribution) en passant par les différents types de bornes fontaines primaires, secondaires et même tertiaires. Le réseau de distribution qui ne couvre que très partiellement la ville, limite considérablement son approvisionnement en eau. Plusieurs alternatives tentent d’atténuer d’une manière ou d’une autre, les pénuries d’eau, plus accrues dans les quartiers périphériques précaires et non structurés (Kebba et Gazra). Dans ces derniers, le réseau de distribution d’eau est inexistant, il n’y a donc pas de branchements individuels et pas de bornes fontaines qui, mises à part quelques exceptions, déterminent la limite entre les quartiers lotis et les Kebba et Gazras, véritables foyers de pauvreté urbaine où l’accès à l’eau potable est un casse-tête quotidien.
Afin de pallier à l’insuffisance chronique et pressante de l’eau, des efforts et alternatives sont mis en œuvre pour rendre disponible de l’eau en quantité et en qualité (l’insuffisance de la quantité renvoie toujours au second plan celle de qualité). À cet effet, des bornes fontaines sont réalisées à divers endroits, surtout dans les zones où la desserte par le réseau de distribution, est faible ou absent. Dans certaines zones, des bassins de réserve d’eau de 5 à 10 m3 ont été aménagés, qui distribuent à une file interminable de clients se débattant pour trouver quelques litres d’eau. La desserte en eau de ces quartiers est surtout assurée par des charretiers revendeurs (plus d’un millier de charrettes) qui transportent l’eau en provenance des bornes fontaines les plus proches du réseau de distribution et revendue aux particuliers en fonction de la demande.
Des centaines de bornes fontaines tous genres : primaires (potences), secondaires (connectées au réseau) et même tertiaires (bassins de stockage non connectés) sont à pied d’œuvre pour ravitailler 80 % de la population. Les bornes fontaines secondaires des zones où la pression de distribution est élevée, constituent les points relais entre le réseau et les charretiers qui viennent s’y approvisionner à plusieurs reprises par jour. Les bassins de stockage sont alimentés par une soixantaine de camions citernes, de 5 à 12 m3, appartenant soit aux communes, soit à la Société nationale de distribution d'eau (SNDE), soit à des privés et qui acheminent l’eau depuis les potences de Ksar. À El Mina, les bassins communautaires sont desservis à 64 % par les citernes de la commune, à 25 % par ceux du privé et à 11 % par la SNDE. La livraison prend beaucoup de temps, de 5 à 30 jours, soit en moyenne 16 jours, et la fréquence de ravitaillement pour la plupart des bassins de vente d’eau est de moins de 1 à 2 livraisons par mois. Le temps de consommation permis par la réserve du bassin – qui fonction de la demande et du climat – varie entre 1 et 17 jours ; la plupart des bassins (57 %) épuisent leur stock d’eau en moins d’une semaine. Ces ruptures de stock, fréquentes, jettent la clientèle dans une quête d’eau effrénée pouvant l’amener à plusieurs kilomètres du foyer pour trouver quelques litres d’eau ou accrocher un charretier revendeur. Cette corvée est le lot d'une grande partie de la population.
Outre les problèmes de qualité que nous verrons plus loin, les facteurs de ce ravitaillement, très contraignants, agissent sur la régularité et la disponibilité de l’eau à la borne fontaine. Joints aux pertes d’eau occasionnées par la différence de capacité entre les citernes et les bassins, ils se traduisent par une augmentation du prix de revient du mètre cube à la livraison et en conséquence sur le prix de vente aux consommateurs. Ils constituent d'autre part un frein à ce mode de desserte, sans doute la moins sécuritaire mais tout de même la plus à la portée de la population, car en cas de pénurie d’eau, rares sont les gestionnaires de bornes fontaines ou de bassins qui prennent le minimum de mesures de vente pour permettre à la clientèle de s’approvisionner d'un minimum d’eau. Les spéculations occasionnelles sur les prix sont aussi monnaie courantes dans les périodes de pénurie, très fréquentes.
Cette itinérance, ou "nomadisme" depuis la potence jusqu'au récipient de ménage, en passant par la citerne, le bassin et le fût n'est pas sans affecter la qualité du précieux liquide. Le manque d’hygiène et de précaution, l’absence ou la faiblesse d’entretien, le temps de séjour ou de transit dans un milieu potentiellement polluant, l’incidence d’un environnement mal assaini… la qualité est ici en permanence sous menace. La composition secondaire et surtout tertiaire de l'eau (présence d’impuretés telles que des matières organiques, des matières en suspension, des micro-organismes ou des impuretés passagères) subit des modifications en fonction des rencontres occasionnées avec les divers polluants tout au long du circuit d’acheminement. Pour minimiser ces risques, des entretiens scrupuleux devraient être assurés régulièrement et à tous les niveaux où il existe des potentialités de contamination, si faibles soient-elles. Si l’entretien à l’eau de javel, cette mesure minimale, est effectué à chaque recharge de la réserve dans 60 % des cas des bassins d’El Mina, il est, pour le reste, occasionnel et parfois même complètement absent. Les risques sanitaires sont dès lors évidemment manifestes.
La ville de Nouakchott comme le reste de la région côtière, connaît globalement, à des degrés divers selon la zone et le site, des problèmes aigus d’approvisionnement en eau qui nécessitent des efforts considérables. L’alternative d’approvisionnement, finalement adoptée en raison des besoins et leurs évolutions, est l’exploitation des eaux souterraines de la région d’Idini située à 56 kilomètres de la ville et au-delà de la zone d’influences des phénomènes de salinisation. La source d’approvisionnement, la nappe du Trarza, d’une superficie de 27 800 km2, est particulièrement productive, avec des débits d’exploitation allant de 30 à 120 m3/heure. Elle renferme une réserve d’eau douce de plus de 20 milliards de m3, essentiellement fossile, très faiblement renouvelée.
Cette nappe est un aquifère multicouche qui se répartit en une nappe phréatique faiblement chargée (1 g.l-1) située entre 10 et 40 mètres, en une nappe subphréatique douce (0,15 à 0,4 g.l-1) entre 60 et 90 mètres (c’est cet horizon aquifère qui est actuellement exploité pour l’alimentation en eau de Nouakchott) et en une nappe profonde (150 à 170 mètres) et salée (4 g.l-1). Cependant, elle cohabite dans sa partie ouest, limitée par un front salé (1 g.l-1), avec une frange côtière salée de grande extension jusqu’à une soixantaine de kilomètres de la mer entre Hassi El-Bagra et Idini. Du fait de la faiblesse du renouvellement de la réserve et des risques potentiels importants de salinisation par intrusion saline (favorisée par une exploitation intensifiée) et par des interactions avec l’encaissant, la nappe douce du Trarza est une ressource assez vulnérable.
Située en région côtière, dans un contexte marqué par les agressions du désert et de la mer, Nouakchott a de tout temps rencontré des difficultés à pourvoir ses besoins en eau. Déjà, dans les années 1950, alors naissante et avec des besoins en eau éphémères, elle s’accommodait des lentilles d’eaux douces temporaires. Pour améliorer son approvisionnement, la zone d’Idini est explorée dès 1954 et la nappe du Trarza est elle-même mise en exploitation en 1958. De 2 forages d’une capacité de 1 000 m3/j à aujourd’hui 32 forages pour production de l’ordre de 50 000 m3/j, l’alimentation en eau potable de Nouakchott a connu une évolution spectaculaire. Cependant la demande évoluant beaucoup plus rapidement que la production et l’insuffisance d’eau restant criante, incitent la mise en place, en 1968, d’une usine de dessalement de l’eau de mer assurant une production d'appoint de 2 000 m3/j. Une nouvelle station de pompage de 18 forages captant la nappe subphréatique est réalisée en 1973 par la mission chinoise de coopération pour une production d’environ 12 500 m3/j, encore bien en dessous de la demande théorique à cette époque estimée à 24 000 m3/j . La sécheresse des années 1970 a accru l'explosion démographique de la ville dont les besoins en eau étaient estimés à 100 000 m3/j en 2000.
Depuis 1978, après la réhabilitation des forages du champ captant et la mise en place d’un schéma directeur d’exploitation, d’année en année, des études et programmes d’extension de la station de pompage d’Idini se succèdent. Les études réalisées entre 1982 et 1989 ont notamment permis de mieux connaître la ressource de la nappe, ses mécanismes de fonctionnement et ses réactions aux sollicitations, mais aussi de cerner les risques de salinisation et d’affiner les modèles de gestion mis en place. L'importance vitale de la station, l'accroissement excessif des besoins en eau engendrés par le développement de la ville et les enjeux économiques de la maîtrise de l'eau, justifient les études intenses de la nappe d'Idini. À l’issue de celles-ci, l’avancée de la frange salée, l’amplification des prélèvements (champ captant d'Idini, de Boutilimitt, de Tiguent, de R’Kiz et Rosso et des centaines de puits et forages pastoraux) induisant l’accélération de cette avancée, la nature en "creux" de la nappe et le caractère perméable à semi-perméable des matériaux ont été identifiés comme des facteurs qui militent pour la dégradation de la ressource par salinisation, menaçant ainsi à terme l’alimentation en eau de la capitale où les pénuries d’eau sont persistantes. C’est à partir de 1991 que commence véritablement l’extension du champ de captage qui a vu la réalisation de 6 nouveaux forages permettant d'élever le débit d’exploitation de 23 000 à 30 000 m3/j, suivie, fin 1997, de 4 autres forages portant l’effectif à 28 et la production jusqu’à 40 000 m3/jour. Ce renforcement se poursuit en 2003, avec la mise en service de 4 nouveaux forages faisant passer la production de 43 300 à 50 000 m3/j. Àujourd'hui encore, 4 nouveaux forages sont en cours de réalisation, qui devraient permettre de porter la production à 60 000 m3/j. Malgré ces continuels réajustements, les besoins en eau de la ville n’ont jamais pu être satisfaits convenablement, la demande évoluant toujours beaucoup plus rapidement en raison de l'explosion démographique, de l'urbanisation accélérée et de l'essor industriel – tous ces facteurs ayant aussi été amlplifiés par deux décennies de sécheresse.
Cet historique montre aussi combien la gestion de l’alimentation en eau potable de Nouakchott a souffert d’un manque de stratégies précises, prenant en compte l’adéquation de la ressource disponible avec les différents paramètres susceptibles d'accroître les besoins. Pour satisfaire une demande toujours pressante, des solutions sans cesse provisoires ont été adoptées. Des solutions tellement conjoncturelles qu’elles ont souvent été dépassées avant même leur mise en œuvre. Actuellement, les besoins effectifs en eau de la ville sont estimés à environ 60 000 m3/j, alors que la production brute journalière est de l’ordre de 50 000 m3/j, d’où le déficit important responsable de la situation de pénurie permanente. Dans ce contexte la consommation journalière moyenne en eau par habitant s'établit à 17 litres, en-deçà de la norme – pourtant très faible, préconisée par l’Organisation mondiale de la santé (20 litres/jour).
Si la question de l'approvisionnement en eau potable de la capitale se pose d'abord en terme de rareté de la ressource, il se pose aussi en terme de faiblesse des infrastructures appropriées d’exploitation et de distribution. Dans ce contexte, certains groupes communautaires ont dû développer des stratégies particulières et des modes d’organisation, notamment dans les quartiers périphériques, mais qui restent des réponses alternatives de court terme.
80 % des habitants de la capitale sont non raccordés au réseau contre 20 % desservis. C'est là un premier clivage. Mais toutes situations confondues, le stockage de l’eau reste la pratique de tous, indépendamment de l'appartenance socio-économique. Pour les populations non desservies par le réseau ou victimes d’une desserte incertaine, le stockage de l’eau est réalisé dans des baignoires, des bassines, des fûts, des bidons voire même des bouteilles en plastique. C’est la pratique de fortune à laquelle ont recours les ménages des quartiers populaires et des zones où la pression au robinet reste faible. Les populations plus privilégiées se dotent elles d’installations permanentes, de réservoirs (fosses cimentées ou bassins métalliques) qui sont généralement enfouis sous terre ou parfois placés sur les terrasses. Cette pratique s'est généralisée dans les quartiers caractérisés par l’habitat individuel et les villas où résident une catégorie socioprofessionnelle relativement aisée. Des surpresseurs permettent alors de pallier à la faiblesse ou à l’absence de débit. Evidemment, si la solution résoud partiellement la question de la quantité, celle de la qualité reste entière.
À ce jour, à Nouakchott, la question de la desserte efficiente en eau reste entièrement hypothétique. L'extension du réseau reste conditionnée par les pressions des divers groupes sociaux et économiques et alors même que sa généralisation serait envisagée, la question d’un accès réel à une ressource suffisante et de qualité reste entière.
Depuis le temps que l’on nourrit ce rêve, l’espoir de voir couler à flots ce robinet qui, au beau milieu de la concession, reste sec, que d’eaux ont coulé dans le fleuve Sénégal pour finir en déperdition. L’Aftout es-Sahéli apparaît aujourd’hui comme la solution de la dernière chance, la dernière carte, pour mettre un terme à cette errance à la recherche de l’eau. .
[NDLR – L'Aftout es-Sahéli, qui commence à 60 km au nord de Saint-Louis et se prolonge jusqu'à Nouakchott, est une lagune de 165 km de long et de 5 à 10 km de large, plus ou moins coupée de la mer par un cordon de dunes littorales. C'est un bras deltaïque du Sénégal qui à l'heure actuelle fonctionne de façon sporadique. Le projet engagé concerne le construction d'une canalisation de près de 200 km, qui permettra d'approvisionner la capitale mauritanienne avec l'eau du fleuve Sénégal. Son coût a été estimé à 220 millions d'euros.]