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HABITER SUR L’EAU
Que veut dire aujourd’hui habiter sur l’eau en Île-de-France : autonomie, milieu et économie ?

L’habitat sur l’eau en Île-de-France est présent dans les imaginaires de nombreux Franciliens même si bien peu en connaissent les ressorts et le vécu. Ce mode d’habiter, complètement atypique, est toutefois très souvent vécu négativement par la plupart des administrations territoriales. La vision un peu idyllique et sympathique du grand public sur les péniches transformées en bateaux-logements ne change rien à ce constat. Il y a là un fort contraste entre les points de vue. Au-delà de ce premier constat, l’on peut imaginer que les gens qui vivent sur l’eau sont simultanément des marginaux et des "ambassadeurs" à propos des enjeux de "l’eau en ville". Ces habitants-là, par leur vécu et leur engagement pionnier, pourraient donc être des "éclaireurs". 

Philippe VILLIENarchitecte urbaniste, enseignant et chercheur – ENSAPB IPRAUS et ITE Efficacity
Philippe Villien est aussi depuis plus de 20 ans un "habitant de l’eau", ancré à Marne-la-Vallée

Article extrait de l’ouvrageAménager la ville avec l'eau, pour une meilleure résilience face aux changements globaux Presses des Ponts, février 2020 (reproduction avec accord)

photo Martine LB – Habitats en bords de Seine, en amont de Paris
H2o – mars 2020

 

L’autonomie

Les réflexions sur les BEPOS et les TEPOS – bâtiments et territoires à énergie positive – sont bien documentées depuis quelques années. Mais devons-nous encore nous rappeler que, durant des millénaires, les villes et villages sont restés extrêmement autonomes. Ces villes engendraient peu de déplacements de ressources et disposaient le plus souvent d’une autonomie énergétique. Ce n’est même que depuis le XIXe siècle que les grandes villes et les métropoles se sont constituées comme extrêmement dépendantes et résolument "non autonomes". Ce manque d’autonomie s’est encore amplifié par l’urbanisation globalisée, ce qui rend le sujet d’autant plus pressant. Or, il se trouve que l’habitat fluvial est fondé sur un principe d’autonomie. C’est cela même que nous trouvons nécessaire d’analyser dans l’habitat fluvial. 


Les horizons multiples
– À Lagny-sur-Marne, une rivière structure le territoire. C’est un cours d’eau peu large, de 80 mètres environ, bordé par ses ripisylves, c’est-à-dire par un écosystème de rives composées d’un ensemble d’arbres, d’arbustes et d’animaux liés à l’eau. Or ces deux ourlets de biodiversité fabriquent un filtre visuel efficace entre l’ambiance visible depuis l’eau et celle perçue depuis les rues, depuis le contexte proche et depuis les trains qui longent assez systématiquement la Marne. Cette sorte de disjonction territoriale est forte et elle est engendrée par la rivière elle-même, grâce à sa ripisylve. Quand vous êtes sur l’eau, dans votre bateau, vous êtes complètement plongé dans un milieu privilégié, en accord avec la nature et cela malgré le fait qu’il puisse exister des usines à une courte distance de chez vous. Ce paradoxe de la perception souligne la méfiance à avoir vis-à-vis des analyses fondées principalement sur la vision verticale des cartes et des photos aériennes. Elles rendent peu compte de la qualité et du vécu de l’habitat, notamment fluvial. Ceci est également vrai pour la perception depuis les voies ferrées, depuis les autoroutes. Nous devons donc nous projeter et opérer ce traveling vertical, justement celui que fait un drone. Cette première approche dure les quelques secondes que met cet engin volant à s’élever à une soixantaine de mètres d’altitude. Cette technologie de la prise de vue ultra légère est nouvelle et passionnante. Elle est maintenant économique et accessible dans le cadre usuel des études urbaines. Nous percevons nettement, à travers cette élévation bourdonnante du drone, que les horizons à 60 mètres d’altitude sont dégagés. Ils sont bien analysables dans une vision d’urbaniste, d’aménageur. Par contre, dès que le drone n’est qu’à quelques mètres de hauteur jusqu’à son atterrissage, quand vous êtes à la hauteur d’œil d’un usager des berges ou d’un habitant de l’eau, la perception change radicalement. Le phénomène de l’isolement, celui du reflet des rives et du ciel sur l’eau deviennent prépondérants. Les vues de l’habitat fluvial sont ainsi largement "imprenables".

 

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Horizon à une soixantaine de mètres du sol, depuis un drone, puis à une dizaine mètres.
prises de vue R-HD, P. Villien


Comme on le perçoit nettement sur ces prises de vue, l’habitat fluvial est constitué ici majoritairement par de longs bateaux au format étiré de 5,05 mètres de largeur par 38,50 mètres de longueur (le "gabarit Freycinet"). Ces bateaux se regroupent souvent deux par deux dans une sorte de voisinage que l’on appelle "l’amarrage à couple". Là un petit "village" de péniches est assemblé, à l’instar d’une part de l’habitat fluvial d’Île-de-France. 

Cette description de la composition de l’habitat fluvial montre que l’autonomie est bien constituée par le détachement complet de la terre ferme. Une opposition s’installe immédiatement entre les "gens d’à-terre" et les "gens de l’eau", ceux qui habitent sur l’eau et les autres, qui habitent au bord de l’eau. 


La mobilité
– Cette question de l’autonomie est fondée avant tout sur la mobilité exigée par cet habitat.  Ceci se pose de manière paradoxale. Les bateaux ou établissements flottants, qu’ils naviguent ou non sont des objets mobiliers, qui ne sont donc pas directement pris dans la logique immobilière, même si, nous y reviendrons, leur valeur est dépendante de leur contexte territorial. Ces bateaux sont actionnés par un "individu technique" essentiel, matérialisé par un gros moteur dans une salle des machines. On peut toutefois aussi déplacer le "bâtiment" (pour emprunter le terme à la marine de guerre) grâce à un convoyage, en l’amarrant à un bâtiment navigant. D’un point de vue juridique, deux grandes catégories apparaissent : les automoteurs et les établissements flottants ; et l’on peut indifféremment habiter sur l’un ou sur l’autre. La temporalité liée à la mobilité de ces unités flottantes n’est pas celle d’un rythme effréné ou d’une vie nomade. Les "habitants de l’eau" ne sont pas dans la logique du "sans domicile fixe". Il leur est cependant obligatoire de se déplacer tous les dix ans pour satisfaire aux conditions de renouvellement du permis de navigation. L’expertise des parties immergées ne pouvant généralement se faire sur place depuis un dock flottant (sans omettre les travaux de chaudronnerie qui peuvent s’ensuivre), le bateau ou l’établissement flottant est tout bonnement convoyé dans un chantier fluvial qui expertisera à sec l’état de sa coque et effectuera les réparations nécessaires. À certains emplacements de stationnement, comme sur le bassin de La Villette à Paris, l’obligation de mobilité est beaucoup plus fréquente afin de contraindre à plus d’autonomie ces unités stationnées en pleine ville. Cette contrainte juridique du déplacement à intervalle régulier est une chose absolument spécifique et elle configure l’habitat fluvial.


Les ressources à transporter avec soi
– Le deuxième principe générateur d’autonomie découle de l’obligation de mobilité. Dans l’habitat fluvial, on s’organise avec les ressources basiques transportables : l’eau, l’énergie à produire. On doit transporter ses agrès, ses moyens de secours, beaucoup d’équipements. Ceci s’oppose à l’habitat fixe, dans lequel on peut profiter des aménités du contexte proche, où l’on peut partager, mutualiser beaucoup de ressources. On peut considérer également que l’habitat "fixe" est moins protégé contre son obsolescence technique ou sécuritaire. Dans l’habitat fluvial, les propriétaires sont dans cet impératif d’une dissociation, d’une indépendance maximale des unités habitables. À partir de là se fonde tout un savoir-faire de la maîtrise des besoins, extrêmement précis et utile dans notre époque. Que doit-on vraiment déplacer ? Comment organiser spatialement ces ressources dans le bateau, avec un espace fini et fortement limité ? 

Afin de visualiser l’aménagement de l’habitat fluvial, l’on peut le définir comme un processus de transformation : des objets mobiles, qui étaient des péniches de transport de matériaux, deviennent des unités stationnaires d’habitat et parfois des bureaux. Ce processus est systématique, que ce soit à Amsterdam ou en Île-de-France, de vieilles unités navigantes sont transformées. Évidemment en faisant cela, de nombreuses logiques et règles initiales de l’objet lui-même sont violées. En effet ces objets étaient configurés précisément, afin d’optimiser leur contenance et leurs dimensions, par rapport aux ouvrages d’art et aux infrastructures fluviales. 

Ces objets très majoritairement sont au gabarit Freycinet (5,05 mètres de largeur par 38,50 mètres de longueur), parce que l’on sait bien que dans l’histoire des infrastructures fluviales, à certains moments précis, on a uniformisé les ouvrages de nivellement et de franchissement de la topographie. Les écluses standardisées par Charles de Freycinet en 1879 font une quinzaine de centimètres de plus en largeur et un demi-mètre de plus en longueur que le bateau lui-même. L’écluse du gabarit Freycinet est si ajustée à la dimension du bateau qu’elle demande un pilotage d’une grande dextérité. Si on vous demandait avec un camion de trente-huit tonnes de rentrer dans un garage avec seulement cinq centimètres de chaque côté, beaucoup de carrosseries seraient un peu frottées. Avec son bateau l’honneur du marinier consiste à entrer dans les écluses sans toucher les ouvrages, ni à bâbord ni à tribord.

Aménager une péniche c’est transformer une cale faite pour stocker les marchandises pendant leur déplacement, un grand volume rectangulaire, d’environ 27 mètres de long par 3 mètres de hauteur du logement du marinier, à l’arrière, au logement du matelot, à l’avant. Cette cale doit rester une unité sécurisée notamment avec ses parois étanches à l’avant et l’arrière. L’un des paradoxes de l’habitat fluvial réside dans le réglage de sa flottabilité. Un bateau autonome, navigant, doit être suffisamment enfoncé dans l’eau pour avoir du "frein". Cela revient à avoir une hélice correctement immergée. Or, pour habiter on utilise le vide de la cale. Ce faisant, vous ne transportez pas les 300 à 350 tonnes prévues par l’usage premier du bateau de gabarit Freycinet. Lorsque vous habitez dans la cale vous "transportez" quelques passagers, un peu d’aménagement intérieur et quelques meubles. Ceci peut représenter une petite dizaine de tonnes tout au plus. Vous êtes donc contraint d‘ajouter un lest considérable, de l’ordre d’une centaine de tonnes, pour enfoncer le bateau et avoir une propulsion adéquate. Toute l’astuce, l’obligation de tout aménagement d’un bateau de transports est d’équilibrer, de spatialiser ce compromis entre une obligation de lester, d’enfoncer une forme navigante dans l’eau, et cette volonté d’habiter une cale avec ampleur, et donc de conserver un maximum de volume disponible pour votre usage domestique. Ce paradoxe de l’aménagement spatial des péniches est contradictoire avec l’économie des ressources. Mais il est aussi un révélateur des enjeux à venir de l’aménagement de la ville : la maîtrise de la matérialité urbaine. 

Un bateau de transport en activité est chargé quand il navigue et vide à l’arrêt. Le bateau-logement est lesté constamment, afin de pouvoir habiter dans le vide laissé par le chargement initial. Les lests utilisent parfois des matériaux recyclés, ainsi par exemple 80 tonnes de rails de chemin de fer déclassés. Où mettre cette matière-là afin qu’elle réponde à plusieurs objectifs ? Dans les péniches de gabarit Freycinet, on observe en général deux logements distincts : celui de la famille marinière, situé à l’arrière, qui est en général réhabilité ; plus un nouveau logement qui est aménagé dans la cale elle-même. Ce nouveau volume pour habiter n’a initialement pas de baie dans les bordées latérales. La seule ouverture d’origine n’est que zénithale, constituées par les panneaux d’écoutilles, amovibles. 

Cet espace, structurellement contraint, autorise peu de percements pour les vues et l’éclairement. Ceci génère habituellement un lieu introverti, privilégiant l’éclairage zénithal. Les habitants des péniches sont comme des "prisonniers volontaires", évoluant dans des objets métalliques inhospitaliers à l’origine. L’habitat métallique est plutôt inconfortable si l’on ne déploie pas beaucoup de finesse, afin de maîtriser la faible inertie thermique des parois et l’hygrométrie d’un espace très étanche à l’air. Enfin, cet habitat fluvial articule l’objet flottant lui-même avec une passerelle et des amarrages calibrés par les variations d’étiage et les crues. Deux ducs-d’Albe, des pieux d’amarrage en acier, battus très profondément dans le lit de la rivière, ainsi qu’une passerelle sont en général à installer, selon des contraintes réglementaires de plus en plus contrôlées. Les aménagements de bateaux en bureaux flottants sont récurrents en Île-de-France. Les contraintes sont très proches de celles des bateaux-logements, avec en supplément des aspects régissant les établissements recevant du public (ERP). L’exemple d’une péniche aménagée en bureaux montre les proportions en plan et en coupe d’un amarrage sur une rive naturelle. 

 

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Plans et coupe du bateau Albe, une péniche Strasbourg – SCAR
projet de transformation en bureaux par Philippe Villien


Nous avons évoqué l’échelle "S", celle du design de l’objet flottant pour illustrer le fait que les habitants sur l’eau détournent et recyclent une flotte commerciale datant souvent d’avant la Deuxième Guerre mondiale. Cette flotte de péniches de gabarit Freycinet est en voie d’obsolescence technique. Ce grand détournement de l’ancienne flotte est en cours depuis les années 1970. Une première vague d’occupants peut être qualifiée de "soixante-huitards". Mark Gabor a exprimé en 1979 avec beaucoup de lyrisme cette période fondatrice : "Les habitations flottantes abritent en général des hommes et des femmes hardis et indépendants, fiers de leurs talents d’improvisation qu’ils peuvent déployer face aux exigences souvent imprévisibles de l’environnement naturel. S’ils partagent volontiers leurs expériences, ils ne laissent personne empiéter sur leur espace ou leur temps. La maison flottante elle-même est l’expression d’un isolement choisi et d’une personnalité qui préfère se mettre en marge des habitants de la terra firma." On pourra comparer cela aux "Conseils dispensés à ceux qui veulent vivre sur l’eau" diffusés aujourd’hui par la fédération ADHF (Association de défense de l’habitat fluvial). Puis, au fil des décennies, les habitants deviennent de plus en plus "bourgeois bohêmes". Dorénavant la stratification sociale des habitants fluviaux est instructive à analyser en tant que tel. L’habitat fluvial d’Île-de-France s’est développé dans les années 1970 dans une grande liberté, profitant d’un certain flottement administratif sur l’occupation du domaine public fluvial. Mais depuis quarante ans l’encadrement et la gouvernance sont devenus extrêmement précis et souvent conflictuels.


Le jeu d’acteurs
– Le jeu d’acteurs est déterminant pour saisir l’originalité de cet habitat fluvial. On accède aisément sur la toile, à partir de la locution "habitat fluvial", aux sites administratifs qui gèrent la voie d’eau. Certains sites Internet d’instances officielles sont explicites sur l’habitat fluvial, en adaptant leur point de vue, selon leurs compétences. En croisant ces données, nous obtenons un beau panorama du jeu complexe des acteurs. La gestion du domaine fluvial est complexe car elle est héritée de la grande ancienneté des statuts successifs de la navigation intérieure. Au fil des évolutions technologiques, quand on halait les bateaux, puis quand ils sont devenus motorisés avec leurs "belles machines" comme les décrit Émile Chalopin, on a occupé petit à petit les berges pour autre chose que le halage des bateaux, à la main ou avec des tracteurs. Les rives des fleuves et rivières ont leur gestion distribuée entre Voies navigables de France (VNF) et Ports de Paris-Haropa en Île-de-France, les communes et dorénavant les communautés d’agglomération pour les aménagements des mobilités douces par exemple. L’habitat fluvial quant à lui relève directement de VNF ou du Ports de Paris-Haropa pour le cas de Paris quand il n’est pas installé dans des darses ou des ports privés. Un maquis règlementaire, administratif et juridique combine les difficultés du domaine public avec celui qui est privé. La sécurité et la police des lieux sont administrées sur l’eau par des brigades fluviales. Les services communaux surveillent ce qui se passe sur leurs voies d’eau, avec souvent une forte écoute des riverains du fait des préoccupations électoralistes. Les responsabilités étatiques, régaliennes, sont liées à la création de richesse du fait du transport des marchandises par la voie d’eau. Fort heureusement, l’acteur associatif est bien présent. Beaucoup d’habitants sur l’eau se sont regroupés dans de très nombreuses associations, elles-mêmes fédérées par l’ADHF. Cette fédération fait un travail remarquable depuis 1975, devenant une source documentaire incontournable sur les aspects juridiques et techniques. Elle commande régulièrement des études scientifiques pour renforcer la crédibilité de ses propositions. C’est une défense associative vraiment combative, avec ses fêtes et ses défaites. Cette richesse associative est le signe de l’autonomie de l’habitat fluvial. C’est un mode d’habiter qui reste éminemment précaire. En cas d’impératif majeur, les habitants de l’eau sont astreints à partir en quelques jours de par leurs conventions d’occupation du domaine public. Quel que soit l’habitat fluvial concerné, toutes les COT (conventions d’occupation temporaire) comportent une clause de dégagement. La construction d’un pont ou des travaux de stabilisation des berges  conduisent à un déplacement quasi immédiat l’habitat fluvial au frais des propriétaires. La précarité est donc fondée juridiquement et elle est forte.

On dénombrait en Île-de-France environ 300 habitations flottantes en 1979. En 1994, on estimait à un millier les bateaux-logements. En 2006, environ 1 350 bateaux « logement et plaisance » étaient dénombrés en Île-de-France. Le constat est le même depuis les années 1990 : beaucoup de linéaires sont occupés pour excessivement peu d’habitants. La sensibilité exacerbée des entités gestionnaires des voies d’eau et des berges est alimentée en continu au fil des décennies par cette forte visibilité de l’habitat fluvial.  Dès 1994, on constate ce hiatus : "Avec la crise du logement et la redécouverte des charmes de l’eau, l’habitat fluvial s’est fortement développé dans les années 1980, raconte Jean-Louis Nitot, président de Seine Habitat 92. Du coup, depuis sept ou huit ans, il n’y a plus de places disponibles. Les difficultés viennent de là." Bernard Chevenez (alors directeur du Port autonome de Paris) évoquait aussi le reflux de la batellerie, qui a libéré le fleuve et mis sur le marché des péniches à bas prix. Sur les 1 000 bateaux-logements de la région, 200 se trouvent à Paris, 400 en petite couronne, 300 en grande couronne, enfin 100 hors d’Île-de-France mais toujours dans le périmètre du port. "Le problème est démographiquement marginal, mais il est considérable en termes de berges occupées", faisait remarquer le directeur du Port autonome de Paris. 

Le milieu fluvial

Nous devons voir la ville non pas comme une sorte de paysage, ni comme un jeu de techniques, ni comme un lieu de rapport des forces sociales, mais comme un milieu dans lequel la complexité est due à des interactions systémiques, à l’instar d’une nature avec sa notion d’écosystème. Cette appréhension du territoire en tant que milieu assure une meilleure compréhension de la ville. L’habitat fluvial est caractérisé par son extrême sensibilité au milieu. C’est un dispositif qui réagit de suite, contrairement à des domaines urbains beaucoup plus stables. L’ensemble du Louvre, situé en berges de Seine, en plein centre de la ville dense, est par exemple bien peu réactif à son milieu actuel ; la préservation figée de son enveloppe en est la marque. Les lieux urbains situés en limite de milieux naturels sont nettement plus complexes à saisir, pour comprendre comment ils interagissent avec le projet territorial. Cette observation est valable sur la longue durée de l’établissement humain dans les milieux aquatiques. Les constats faits par Pétrequin en archéologie des habitats lacustres montrent l’adaptation forte des habitants à ces milieux aquatiques. On peut tenter des expérimentations sur l’habitat fluvial et le retour d’expérience est rapide. L’incorporation récente d’habitat flottant dans l’écoquartier de Wilhelmsburg à Hambourg en témoigne.


Un milieu énergétique bénéficiant à l’habitat fluvial
– Sur la voie d’eau, on a accès de nombreux gisements énergétiques. On peut même assurer que ces gisements sont plus diversifiés qu’ailleurs dans la ville.  Ainsi une étude de cas, réalisée sur Paris en 2016, montre plus de vent dans le couloir du fleuve, plus d’ensoleillement par l’absence de masques importants. Bien entendu on pense à la force hydraulique du fleuve. La Ville de Paris avait fait dès 2010 un appel d’offres pour mettre des hydroliennes dans la Seine.  Les habitants de l’eau sont particulièrement sensibilisés au sujet, et souvent déjà équipés pour répondre à une production d’ENR autoconsommée. En effet, de nombreux bateaux-logements ont à bord un groupe électrogène, installé nouvellement ou hérité de l’époque de la navigation commerciale, des batteries de stockage et un onduleur.

L’assainissement en mutation des bateaux-logements – Toutefois les bateaux-logements en restent pas moins anciens. Leur motorisation, plus récente, n’en est pas moins ancienne, fonctionnant au gasoil, une énergie "impactante". Mais figure encore un autre souci : celui des eaux usées et vannes. 

La conscience de l’impératif d’un assainissement des eaux usées et vannes pour les habitants des bateaux-logements est relativement récente. Les réflexions de l’association ADHF sont par contre anciennes. Elle a exploré ce point de manière continue depuis 2004, avec un rapport très complet qui fait date en 2007. La loi sur l’eau de 2006 impacte elle-même l’habitat fluvial même si un ensemble de dérogations a repoussé l’échéance pour les bateaux-logements. Et finalement aujourd’hui, la validation des Jeux olympiques à Paris en 2024 entraîne une accélération des décisions concernant l’habitat fluvial. "Plus du tout d’eaux grises déversées directement dans la rivière" est un objectif vertueux mais très ambitieux, surtout si l’on souhaite effectivement pratiquer la baignade généralisée dans la Seine. La loi olympique de 2018 prescrit que les bateaux-logements parisiens devront être raccordés au réseau public dans un délai de deux ans. En banlieue, cette solution onéreuse pour les pouvoirs publics n’est pas encore actée à ce jour. 

On voit nettement la pression monter sur les habitants de l’eau et, fort heureusement, d’un point de vue associatif, les réponses techniques sont partagées. À terme les solutions pour équiper tous les bateaux-logements sont bien définies, afin qu’ils deviennent "vertueux", c’est-à-dire avec "zéro rejets polluants". L’épineux traitement des eaux-vannes pourra ainsi se traiter de manière techniquement simple, par exemple avec des toilettes sèches. Une solution phytosanitaire est en expérimentation actuellement, avec une petite barge plantée adjointe à un ou plusieurs bateaux-logements. Des réponses techniques assez simples et économiquement viables sont donc enfin en train d’émerger.

Ces évolutions diminuent l’impact négatif de l’habitat fluvial et bonifie son image. De fait, elles reclassent les "ex soixante-huitards" habitants de l’eau de la première heure en écologistes et citoyens modèles. Cela peut paraître cocasse en termes d’évolution. Actuellement, les associations des habitants de l’eau et notamment l’ADHF, contribuent à transformer l’habitat fluvial ancien, peu écologique, en un milieu contemporain exemplaire. 

L’économie paradoxale

Qu’est-ce qu’un bateau-logement ? C’est un meuble et non pas un immeuble. Le fondement juridique de cette différenciation essentielle à ce sujet remonte au code civil de 1804. L’argumentaire de l’ADHF est une synthèse convaincante de cette différence entre le meuble flottant et l’immeuble du contexte : 


"[…] les constatations suivantes [qui] différencient un bateau d’un immeuble : un bateau est un bien meuble (article 531 du code civil) qui n’est pas cadastré ; le stationnement sur le domaine public fluvial est obligatoirement soumis à l’obtention d’une convention d'occupation temporaire (COT) de 5 ans, non tacitement renouvelable, précaire et révocable à tout moment ; cette convention prévoie le paiement d'une redevance d'occupation du dit domaine public fluvial. L’obtention de cette convention suppose la conformité du bateau à l’arrêté du 19 janvier 2009 Prescriptions techniques de sécurité applicables aux bateaux de plaisance naviguant ou stationnant sur les eaux intérieures."

Les conséquences de cette différence entre meuble et immeuble sont nombreuses sur les plans juridique, fiscal et financier. Les discussions, toujours en cours, sur l’assujettissement des bateaux-logements à la taxe foncière le manifeste clairement. Dans le domaine financier, les habitants de l’eau ont de ce fait beaucoup de difficulté pour contracter un emprunt bancaire, et ce malgré la possibilité effective des hypothèques fluviales. C’est un meuble corporel et donc dans une fiscalité mobilière. La valeur de ce meuble est précaire de par sa sensibilité à la qualité de son entretien. Il ne devrait pas incorporer en première analyse la valeur liée à un terrain, à un foncier. La valeur mobilière et immobilière sont cependant liées. Une part de la valeur immobilière du contexte de l’habitat sur l’eau est incorporée dans la valeur propre du bien meuble. Ainsi une même péniche stationnée à Paris qui vaudrait 750 000 euros, amarrée à Lagny-sur-Marne, en troisième couronne, pourrait être estimée à 250 000 euros, soit le tiers de sa valeur en site central. Rapporté en mètres carrés, l’écart de prix se situerait, pour une péniche de 200 mètres carrés de surface utile, entre 1 250 et 3 750 euros/m2. Que se passe-t-il puisque c’est le même "meuble" ? Le différentiel de valeur marchande provient assurément de l’incorporation d’une variable corrélée au contexte urbain dans la définition de la valeur de l’objet lui-même. Ceci n’est écrit nulle part et n’est observable et patent qu’au travers de rares transactions. Nous pouvons néanmoins l’analyser en croisant les valeurs des ventes des bateaux avec les valeurs des biens immobiliers sur les rives, le long des rivières et des fleuves. Ce domaine d’étude est intéressant à plus d’un titre. Comment la valeur immobilière réagit-elle par rapport au contexte ? Ce point des études économiques est bien développé mais il reste à préciser avec les enjeux du développement durable. Il a été mis en évidence que la valeur de la vue n’est pas clairement incorporée dans la modélisation de la valeur des biens immobiliers. L’isolation thermique est-elle mieux identifiée ? Quand on acquiert une maison, on connaît son classement thermique, A+ ou D par exemple. Les diagnostics thermiques existent contrairement aux diagnostics de vue. Cependant la valeur de la vue semble de toute évidence mais de manière intuitive, beaucoup plus importante en général que la performance de l’isolation thermique d’une maison. On sent bien que ces points sont essentiels et qu’ils permettraient de mieux définir ce que les économistes appellent la "valeur verte", celle qui est produite par les exigences environnementales. La valeur mobilière paradoxale de l’habitat fluvial en serait également mieux comprise. On pourrait modéliser pour mieux comprendre pourquoi ici "c’est cher" et là "hors de prix". 

La gouvernance en place sur les voies d’eau d’Île-de-France tente de réguler une tendance spéculative de l’habitat fluvial. L’idée de venir stationner son bateau là où "cela coûte cher" puis de le revendre avec une plus-value répond nettement à un objectif spéculatif. Ceci est régulé de fait par les règles de l’administration gérante de la voie d’eau, vertueuse sur ce point, par le biais des COT. On notera les nombreuses dispositions qui les accompagnent, tant dans la COT que dans les règles de gestion. Elles évoluent continûment et elles graduent la valeur de la location des emplacements avec la valorisation du contexte. 


Des externalités positives
– Comment l’habitat fluvial engendre-t-il des valeurs négatives, qui ne sont pas incorporées dans la valeur mobilière des bateaux-logements ? Tout au contraire, comment cet habitat fluvial contribue-t-il dans un contexte urbain à révéler les externalités positives de "l’eau en ville" ? Par exemple, sur les registres touristique et sécuritaire, la simple présence de bateaux-logements est comprise comme positive. Cette externalité positive n’est actuellement pas prise en compte dans l’économie des projets urbains. L’exemple est édifiant lors du projet de réaménagement des berges à Lagny-sur-Marne en lien avec la zone d’activité économique de Marne-et-Gondoire : les habitants de l’eau n’ont même pas été consultés.

Enfin, que veut dire habiter sur l'eau ?

Que veut dire aujourd'hui habiter sur l'eau en Île-de-France ? C’est assurément habiter avec beaucoup de bien-être mais, simultanément, beaucoup d’obligations, des astreintes et des investissements qui n’ont cessé de croître ces trois dernières décennies. Deux guides expliquent à une vingtaine d’années d’écart comment habiter sur l’eau. Le guide de Bertrand Lécluse de 1994 était l’incontournable ouvrage pour ceux qui se lançaient dans l’aménagement de leur péniche récemment acquise. On peut se demander d’ailleurs s’il ne mériterait pas de le rester tant son enthousiasme est communicatif. En 2016, VNF s’est associé à Ports de Paris pour rédiger un second guide qui est lui tout en recommandations et prescriptions fortes et claires : elles concourent à dissuader le prétendant à la réalisation du rêve "habiter sur l’eau". Le premier guide des années 1990 est tourné vers une sorte d’hédonisme, centré sur le bien-être, un vivre ensemble pacifié, tandis que l’autre ouvrage, est tissé par les nombreuses obligations réglementaires, administratives et techniques actuelles.

Au terme de cette analyse, il semble bien que les points de vue de l’habitant et des gestionnaires publics de la voie d’eau soient encore inconciliables, à tout le moins fort étrangers l’un à l’autre. Mais quelles issues, quels dépassements de cette situation peut-on entrevoir ? Les thématiques puissantes du développement soutenable structurant cet article permettraient-elles de recomposer les débats, d’engager une vision nouvelle positive, afin de faire jouer à l’habitat fluvial un rôle de pionnier, mettant en œuvre de nombreux démonstrateurs ? Tentons un oxymoron : avec l’habitat fluvial il est permis de rêver et de faire ! ▄ 

 

 L'auteur
Philippe Villien est architecte et urbaniste, enseignant à l’École nationale supérieure d’architecture de Paris-Belleville et chercheur à l’Institut parisien de recherche Architecture, Urbanistique et Société (laboratoire IPRAUS/UMR AUSser) et à  EFFICACITY, institut de R&D pour la transition énergétique de la ville. Il pilote le réseau pédagogique et scientifique ENSAECO, réseau de l’enseignement de la transition écologique dans les ENSA. Ses recherches portent sur les territoires à énergie positive, la lumière naturelle et les simulations environnementales. 
 ResSources
Conseils à ceux qui veulent vivre sur l’eau – ADHF, 2018
La mémoire du Gabriel 1888-1965, Émile Chalopin, Éditions, Les Biographies Gâtinaises, 1996
Habiter une péniche, guide pratique, technique et administratif du bateau logement – Bernard Lécluse, Éditions La Maison Fluviale, réédition 1994
Gens de l’eau Gens de la terre, ethno-archéologie des communautés lacustres – Pierre Pétrequin, Hachette, 1984
Maisons sur l’eau – Mark Gabor, Éditions du Chêne, 1979

Gestion et accueil des bateaux stationnaires en Île-de-France – G. Rouques, P. Verdeaux, Conseil général des Ponts et Chaussées, 2006 
Étude des rejets domestiques issus des bateaux-logements, état des lieux et diagnostic, propositions de solutions – Étude Sepia Conseil / ADHF, 2007
Traitement des eaux usées pour les bateaux-logements : On ne pourra pas y couper – L’Escargot qui flotte, Bulletin de l’ADHF, 2017
Règlement fixant les conditions administratives, financières et techniques applicables aux occupations du domaine public fluvial confié à Voies navigables de France par des bateaux-logement et des bateaux de plaisance à usage privé – VNF

L'économie symbiotique : Régénérer la planète, l'économie et la société
– Isabelle Delannoy, Éditions Actes Sud, 2017
Rapport de recherche axe ANR 3,2, Modèles économiques innovants de l’efficacité énergétique urbaine – Rapport du groupe de travail sur les modèles économiques innovants liés à la lumière naturelle, 2015 Consultable sur demande à Efficacity