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Villes pauvres qui pleurent leur eau,

villes riches où pleut l’abondance…

Les anciens Élèves de l’AgroParisTech, de l’ENA et de l’École
Polytechnique ont organisé le 22 novembre à la Chambre de Commerce de Paris les 7èmes Rencontres Agro-X-Ena sur le thème "Eau et ville". Une matinée de réflexion ouverte par Pierre-Frédéric Ténière-Buchot. 

Pierre-Frédéric TÉNIÈRE-BUCHOT gouverneur du Conseil mondial de l’eau

administrateur de l’Académie de l’eau

photos Thierry PRAT

H2o – décembre 2011

 

Madame la Ministre, Monsieur le Président de la Chambre de Commerce et d’Industrie, Mesdames et Monsieur les Présidents des anciens Elèves et diplômés, Mesdames et Messieurs et chers Collègues,

J’ai le grand honneur d’ouvrir cette matinée d’échanges et de réflexion sur le thème : "Eau et ville : dessine-moi un modèle", avec un sous-titre explicatif : "Quelle gestion de l’eau dans un monde hyper-urbanisé ?"

Bien qu’ayant servi dans l’Armée de l’air dans ma jeunesse, je ne me sens pas – entouré par vous – tombé dans un désert de la pensée et obligé à vous dessiner des modèles moutonniers c’est-à-dire faisant appel aux plus folles représentations, surréalistes souvent, inspirées toujours, de l’urbanisme d’après-demain. Je n’éprouve de la même façon aucun penchant particulier à développer laborieusement l’idéologie triomphaliste de la technologie et de la finance ou – bien au contraire – à plonger dans l’angoisse crépusculaire et eschatologique d’un monde perdu par ses excès.

Donc pour cette ouverture, pas de mouton noir ou enragé, ni de mouton à cinq pattes, conséquence d’on ne sait quelle manipulation génétique, encore moins de mouton de Panurge, candidat au suicide collectif.

Plutôt qu’à Saint-Exupéry et sa fascination pour les ovins, j’ai préféré emprunter à Verlaine qui parle si joliment de l’eau et de la ville. Rappelez-vous :

Il pleure dans mon cœur

Comme il pleut sur la ville...

J’ai donc, avec impudence, intitulé mon propos : "Villes pauvres qui pleurent leur eau, villes riches où pleut l’abondance".

De mon point de vue en effet, le phénomène présent le plus important, susceptible de s’intensifier dans l’avenir c’est, si j’emploie le vocabulaire de la presse économique, la mondialisation de la pauvreté ou, si j’utilise la phraséologie post-baba d’autres médias, le village global dévasté.

Quoi qu’il en soit, cette globalisation mondiale est plus marquée par l’écart des différences – les riches et  très riches d’un côté, les pauvres et  très pauvres de l’autre – que par une tendance d’uniformisation moyenne des situations. Au risque de la caricature, si je n’avais qu’une seule phrase à dire, ce serait : en restant passifs, nous assistons à l’urbanisation des seuls riches, disposant d’une eau et d’un assainissement de bonne qualité et, par ailleurs, d’aucune urbanisation pour les pauvres, sinon la leur – chaotique – caractérisée par peu ou pas d’eau, par aucun assainissement et par de multiples problèmes de violence et de survie.

7 milliards de personnes sur terre en 2011, plus de la moitié en zone urbaine concentrée depuis 2008, une première dans l’histoire de l’humanité. 80 % de la croissance démographique  annuelle se fait – se fera pour les vingt ans à venir – dans les villes, donc quatre fois plus que dans l’espace rural.

Un souvenir d’Abu Dhabi. Je me rends au palais princier qui sert de Grand Hôtel en dehors des périodes d’évènements officiels. C’est une bâtisse imposante par sa taille : notre Crillon, en plus kitsch, qui au lieu d’occuper la moitié de la largeur de la place de la Concorde, en occuperait toute la longueur. Devant, en façade, des massifs de fleurs généreusement arrosés grâce à de l’eau dessalée. Mais passons, ce n’est pas là mon étonnement. Par manque d’attention, j’ai marché dans des flaques d’eau négligemment laissées par l’arrosage continu d’une immense place pavée qui s’étale devant l’hôtel. J’interroge le majordome. "Oh, me dit-il, nous arrosons tout le temps. L’air est ainsi rafraîchi autour du palais. Marcher dans les flaques, c’est tellement délicieux. Ça rappelle Londres."

Déplaçons-nous maintenant à Bamako. 2 millions d’habitants avec un immense pourtour de bidonvilles sans électricité ou si peu, sans eau courante le plus souvent, sans assainissement, toujours. Ici pas de dessalement de l’eau de mer, bien entendu, seulement le fleuve Niger qui n’en peut mais et qui s’ensable avec des à-secs de plus en plus marqués. En fait, la vraie préoccupation dans un Mali qui ne dort pas et se développe, ce sont les près de 70 000 personnes supplémentaires qui chaque année viennent grossir les habitats précaires périphériques. Ces 3,5 % par an signifient un doublement de Bamako dans vingt ans.

À travers ces deux exemples, on perçoit l’abondance du luxe, synonyme comme presque toujours de gaspillage et, par ailleurs, la misère qui progresse plus vite que les efforts déployés.

Quels sont donc les modèles disponibles, si jamais il y en a ?

Le programme de cette matinée nous le suggère.



Villes et gestion de l’eau, quelles innovations ?
Arrêtons-nous sur le terme "innovation". Une innovation, c’est l’adoption par une société humaine d’une nouveauté, invention technique ou création de toute nature. Il y a donc deux conditions. Il ne suffit pas qu’il y ait seulement du nouveau. Il faut aussi que ce soit accepté, que cela devienne populaire.

En Afrique, il y a des téléphones portables partout. Tout le monde les utilise, y compris dans les coins les plus miséreux de grandes villes surpeuplées. Le téléphone portable est une innovation qui affiche sans complexe son triomphe mondial.

En revanche, quid des latrines publiques ? Personne ne les utilise par
crainte de la moquerie infligée par les passants qui, témoins de la
sortie de l’usager qui vient de s’en servir, vont l’apostropher en vue
de le rendre honteux. La latrine publique est une nouveauté. Ce n’est
pas une innovation en Afrique et ceci pour longtemps, probablement pour
une ou deux générations.



Moralité : il faut aider sans nuire et non seulement chercher à aider
. Le tabou que constitue la défécation humaine n’a pas été suffisamment étudié. Riches et pauvres ont en commun ce tabou. Mais en-ont-ils la même perception ? Je me permets ici de laisser la porte entr’ouverte… La porte : objet éminemment technologique mais dont l’entrebâillement, espace anxiogène de tous les imaginaires, a jusqu’à présent échappé à l’attention des techniciens.



Autre sujet de réflexion : la guerre de l’eau n’aura pas lieu grâce à des régulations et des arbitrages.

Acceptons-en l’augure tout en reconnaissant que le partage des eaux depuis l’aube de l’humanité est source de tensions. Le riverain d’à-côté est toujours et encore un rival. La Convention des Nations Unies de 1997 sur l’utilisation des cours d’eau transfrontaliers autre que la navigation, a bien de la peine à réunir les trente-cinq signatures nécessaires à son entrée en vigueur.

De la même façon qu’il convient de ne pas laisser la conduite de la guerre aux seuls militaires (Clémenceau), les systèmes de gouvernance mis en place pour éviter les guerres de l’eau ne doivent pas être confiés aux soins jaloux des seuls fonctionnaires représentant les gouvernements.

Certains d’entre nous se rappellent l’accident de Sandoz sur le Rhin en 1986. Depuis les années 1960 existait une Commission internationale pour la protection du Rhin. Avant l’accident : des représentants étatiques rigides, intraitables. L’ampleur des dégâts changea les choses. La participation et la concertation firent leur apparition. Une ouverture de moins en moins timide aux municipalités riveraines, à la société civile, aux entreprises et surtout aux associations vit le jour. On se connaît, on est proche, on ne vient pas des capitales des Etats. On peut se comprendre et assumer des compromis négociés. Aucun des fonctionnaires présents ne pourra être accusé de faiblesse. C’est la naissance du développement "soutenu" (sustained) par les parties prenantes en présence.



Venons-en aux mégalopoles, à leur croissance explosive et à la gestion de l’eau qui en résulte.

7 milliards d’habitants, une trentaine de mégalopoles de plus de dix millions d’habitants, une centaine de plus de quatre millions, parmi lesquelles un grand nombre de mégapoles urbanisées sans bidonvilles. Pour ces dernières, installer l’eau et l’assainissement dans des zones anciennes mais accessibles et, bien entendu, dans des quartiers neufs, relève de la gestion politique et financière traditionnelle. Rien n’est simple mais rien n’est impossible pour autant qu’une volonté s’exprime et que l’économie du projet soit assurée. Encore faut-il que l’urbanisme n’oublie pas totalement l’existence de l’eau…

Un mauvais exemple faisant tache parmi d’autres, meilleurs : celui, en région parisienne durant les années 1960, de la création ex nihilo d’une ville nouvelle, Saint-Quentin-en-Yvelines. On construit assez luxueusement pour des cadres moyens-supérieurs. On s’aperçoit alors qu’il faut chercher l’eau très loin sur la Seine : une conduite de 50 kilomètres. Mais les eaux usées ? On constate, mais un peu tard, qu’il n’y a pas d’exutoire naturel proche. On construit alors un égout de 30 kilomètres pour évacuer les eaux résiduaires de la station d’épuration… Un tel oubli de l’eau est une exception. L’urbanisme dans les grandes villes sait marier l’esthétique au fonctionnel. Toutefois cette compétence trouve ses limites dès qu’une proportion importante de pauvres se manifeste. Ces pauvres se sont installés où ils pouvaient, occupant anarchiquement l’espace, sans droit du sol, sans organisation institutionnelle et sans épargne disponible.  Pour eux, qui va payer et pendant combien de temps ?

Je me souviens avec émotion de toutes ces grandes communautés urbaines du nord du Mexique : Mexico, bien sûr, et Puebla ; Monterey et Torréon et bien d’autres. Autant de situations identiques où les questions techniques et financières se répètent à l’envi. Comment gérer la croissance des zones de pauvreté, croissance plus rapide que les moyens mis en œuvre pour y remédier ? J’ai pu observer une réponse – je ne crois pas toutefois qu’il s’agisse d’un modèle enviable – qui progressivement s’établissait partout.  Au lieu de tuyaux fixes transportant un flux d’eau jusqu’au consommateur, où qu’il se trouve, enfermons des volumes d’eau dans des bonbonnes, autrement dit des morceaux de tuyaux, que l’on déplace au moyen d’une flottille de camionnettes allant de masure en masure. On vend ces bonbonnes à ceux qui peuvent les payer…  Que vaut-il mieux pour un élu : un lourd capital d’infrastructures et peu de personnel pour le faire  fonctionner  ou un capital léger et mobile avec des employés très nombreux ? Un choix entre deux approches à méditer.

Ce ne sont pas les urbanistes qui dessinent les mégalopoles mais les gens qui viennent les peupler pour s’y réfugier. Il est donc logique que toutes sortes de difficultés se produisent : manque d’eau, inondations dévastatrices, pollutions et manque d’hygiène général, le tout attisé par un réchauffement climatique rampant.



La réponse est la solidarité. C’est le maître-mot, le modèle à partir duquel tout peut devenir possible.

La solidarité s’adresse aussi bien aux aides publiques au développement (censées parvenir un jour au 0,7 % du produit intérieur brut), qu’aux financements innovants des municipalités (un exemple est la Loi Oudin), qu’aux grandes fondations privées et qu’aux ONG. Pour celles-ci, je songe bien entendu à celles que je connais, sans citer la multitude de celles que je connais moins. Ainsi, je tiens à saluer le travail du programme Solidarité Eau (pS-Eau) qui intervient surtout en Afrique, ou encore Solidarité Eau Europe, SEE à Strasbourg qui s’occupe des pays européens de l’Est.

Mais, en guise de conclusion, mon espérance s’adresse à la génération qui monte, celle des nouveaux diplômés qui rejoignent vos rangs d’anciens Élèves dans vos associations respectives. Ils ont formé un réseau, Projections, et s’attellent à résoudre des difficultés multiples dont nous allons traiter ce matin.

Il y eut autrefois une École française de l’eau. Il y a aujourd’hui une solidarité mondiale des jeunes pour l’eau. Encourageons-la.

Merci beaucoup. .

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 L'auteur
Pierre-Frédéric Ténière-Buchot est gouverneur du Conseil mondial de l’eau depuis sa création, vice-président du programme Solidarité-Eau (pS-Eau), administrateur du Cercle français de l’eau, administrateur de l’Académie de l’eau (France) et administrateur de Solidarité Eau Europe. Il est également administrateur du Mouvement universel de la responsabilité scientifique (MURS).



Il a été successivement ingénieur à l’Agence de l’eau Seine-Normandie, chef de la planification au ministère de la Recherche, gérant d’un bureau d’études, directeur général de l’Agence de l’eau Seine-Normandie, conseiller principal au Programme des Nations unies pour l’environnement (UNEP). Il a été en outre professeur associé au Conservatoire national des arts et métiers de Paris et consultant auprès de nombreuses institutions internationales (politique de la recherche, environnement et eau).



Il est l’auteur de plusieurs ouvrages et de nombreux articles.