Les enjeux de l'eau potable au 21ème siècle en Europe occidentale
Privatiser pour favoriser la libre concurrence ?
extrait Chapitre 2
Nous voilà face à l'argument massue des partisans du néolibéralisme: les monopoles doivent être supprimés car ils induisent une distorsion des règles de concurrence entraînant l'augmentation des prix de vente aux consommateurs, pour un service en outre de piètre qualité. Lorsqu'il n'y a aucun incitant à travailler mieux et moins cher, on travaille donc, selon cette conception, moins bien et plus cher.
L'argument doit cependant être fortement nuancé. D'une part, le lien de cause à effet est loin d'être certain et d'autre part, même si le lien était en partie vérifié, il n'est pas évident qu'une privatisation, toute dynamisante qu'elle soit, profite finalement à l'ensemble de la collectivité.
En France par exemple, où près de 80 % de la population sont desservis en eau potable par des sociétés privées, en majeure partie sous le régime de la concession, le bilan est plus que mitigé. L'Association des Maires de France et l'association Service public 2000 révèlent fréquemment des cas de déséquilibre manifeste dans les relations entre le privé et le public. Ainsi ce rapport parlementaire qui montre une évidente corrélation, dans les 40 villes françaises de plus de 10 000 habitants, entre le prix élevé de l'eau et la présence de partenaires privés concessionnaires. Une étude de l'Institut français de l'environnement (IFEN) de 1991, portant sur 5 000 communes, démontre que le prix de la gestion déléguée au privé est de 27 % supérieur au prix de la gestion en régie pour l'eau potable et de 20 % pour l'assainissement. Citons aussi ces nombreux cas douteux d'attribution de marchés où la marge bénéficiaire officiellement mentionnée se révèle nettement inférieure au profit réel du partenaire privé, voire où le prix de vente de l'eau n'est pas fixé dans le contrat, ce qui le rend modifiable unilatéralement par la société privée. Les consommateurs montent également au créneau de plus en plus fréquemment. Certains refusent, comme en Bretagne, de payer leur facture tandis que d'autres déposent plainte devant les tribunaux ou organisent des manifestations baptisées "aquarévoltes". Tous dénoncent la surfacturation, l'opacité des comptes, voire la pollution de l'eau fournie par les sociétés privées.
Notons au passage que ces sociétés privées sont loin d'être des PME. L'ensemble du marché français est principalement concentré dans les mains de trois grands groupes: Vivendi (ex-Générale des Eaux, desservant 39 % de la population française), Suez (ex. Lyonnaise des Eaux, 21,5 % de la population) et Saur (Groupe Bouygues, 10,5 % de la population). Même si ces critiques se répètent et se généralisent, il est peu probable que les grands groupes français en souffrent durablement, tant leur position internationale dominante dans le secteur leur confère une importance stratégique fondamentale pour les autorités gouvernementales françaises. Symptomatique à cet égard est l'échec manifeste du projet de loi sur l'eau proposé par la ministre de l'Environnement Dominique Voynet en 1998, édulcoré au fil des ans sous la pression des lobbies industriels. La loi devait notamment instaurer un Haut Conseil de l'Eau doté de pouvoirs de police et d'investigation afin de surveiller le marché et notamment les contrats de concession signés par les municipalités. En définitive, la dernière mouture de la loi faisait perdre à ce Haut Conseil son pouvoir de police, le relèguent à un simple rôle d'information, et le projet de loi est définitivement enterré lors de l'entrée en fonction du gouvernement Raffarin en mai 2002.
Autre exemple flagrant de "dysfonctionnement" de la privatisation: au Royaume Uni, le gouvernement Thatcher revend en 1989 les dix sociétés régionales de distribution d'eau actives sur le territoire d'Angleterre et du Pays de Galles à des sociétés privées, en leur accordant des monopoles territoriaux absolus ainsi que certaines largesses (faible mise à prix, épongement des dettes par l'État, etc.). Depuis lors, les factures d'eau des consommateurs ont augmenté de 36 % en douze ans, tandis que les profits des sociétés ont augmenté eux aussi en moyenne de 25 % par an, amenant le gouvernement Blair à imposer une taxe sur les bénéfices excessifs qui a rapporté, pour le seul secteur de l'eau, 2,7 milliards de livres sterling en 1998 et 1999. En parallèle, les pertes dues aux fuites dans les canalisations s'élèvent en moyenne à 30 % de la production totale, tandis que les coupures d'eau sont devenues beaucoup plus fréquentes qu'auparavant pour ceux qui ne peuvent assumer leur facture. L'auteur – Géographe et Docteur en Sciences. Pierre Cornut est maître de
conférence et chargé de recherche à l'Institut de gestion de
l'environnement et d'aménagement du territoire (IGEAT) de l'Université
libre de Bruxelles. Lauréat 2001 du nouveau Prix universitaire pour les
générations futures. Pierre Cornut a défendu sa thèse à l'Université
libre de Bruxelles avec la plus grande distinction, lors de l'année
académique 1999-2000.