Histoire d'une politique publique interdépartementale de l'assainissement XIXe-XXe siècles
Emmanuel BELLANGER
Éléonore PINEAU
En ce début du XIXe siècle, les eaux souillées doivent être soustraites à la vue des Parisiens. Sous la férule du baron Haussmann, porté par le courant hygiéniste, la Ville lumière redessine son espace urbain avec de profondes transformations en surface et en sous-sol. L'ingénieur Eugène Belgrand dote le système de canalisation parisien d'un véritable réseau structuré, hiérarchisé et entretenu par des brigades d'égoutiers. Les eaux polluées, acheminées dans de grands collecteurs, débouchent à Clichy-la-Garenne, Levallois-Perret et Saint-Denis avant d'être rejetées dans la Seine. Paris est débarrassée de ses eaux sales au mépris des habitants des communes de banlieue et du fleuve, réceptacle de toutes les immondices.
Dans un contexte, le nôtre, où l'environnement est affecté par l'impact séculaire de l'urbanisation et de l'industrialisation, l'assainissement de l'agglomération parisienne constitue un sujet d'étude historique de circonstance. Au tournant des XIXe et XXe siècles, le réseau d'égouts et les champs d'épandage de la capitale, qui s'étendent sur plus de 5 000 hectares, se posent en modèle de la modernité urbaine. En banlieue, une autre réalité offre un spectacle de désolation. La Ville Lumière, étriquée depuis 1860 dans ses 105 kilomètres carrés, est accusée d'y avoir déversé ses immondices. Elle a fait fi de l'indignation des banlieusards sinistrés par la pollution. Elle les a mis devant le fait accompli jusqu'au moment où, enfin, à la veille de la Grande Guerre, elle a accepté de collaborer à l'assainissement de la banlieue. Les chantiers sont colossaux mais, sous l'autorité des ingénieurs des Ponts et Chaussées et des conseillers généraux du département de la Seine, bienfaiteur financier des cités suburbaines, le programme général d'assainissement est lancé au début des années 1930. Le recours à l'épuration biologique conforte les tenants d'une politique pensée dans les limites de l'agglomération parisienne, celles du "Plus Grand Paris". La station d'épuration d'Achères, ouverte en 1940, se veut la clé de voûte gigantesque de cette opération de salubrité qui lie la ville de Paris aux départements et aux communes de la petite et de la grande couronnes. Les conflits Paris/banlieues ont été dépassés. Les politiques de compromis, dictées par la recherche d'une épuration optimale des eaux usées, inventent un cadre d'intervention inédit : l'interdépartementalité. La pollution se joue des limites administratives. Pour être efficient, le traitement des eaux impose un décloisonnement des frontières communales et départementales. Héritier de l'histoire du Grand Paris, supprimé en 1964, le Syndicat interdépartemental pour l'assainissement de l'agglomération parisienne (SIAAP) prolonge, dès sa création en 1970, les expériences passées de coopération Paris/banlieues. Son action contribue à la transformation du paysage de l'assainissement francilien qui connaît un âge d'or durant les années 1960-1980 avec la modernisation de la station d'Achères, la plus importante d'Europe, et la mise en service de nouveaux équipements à Noisy-le-Grand et Valenton. Par temps sec, l'essentiel de la production d'eaux usées de plus de huit millions d'habitants est désormais traité. Publié dans le cadre d'une convention de recherche signée entre le SIAAP et l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, ce livre met à jour la sédimentation institutionnelle des grands services publics de l'agglomération parisienne qui ont tracé la voie de l'interdépartementalité de l'assainissement. La gouvernance francilienne révèle une configuration complexe qui tient au statut politique de ce territoire. Cette gouvernance, partagée entre ingénieurs, corps préfectoral et élus parisiens et suburbains, a promu un système métropolitain d'assainissement plus intégré qu'on ne l'imagine. Son histoire éclaire d'un jour nouveau les forces et les défaillances de ce système qui cristallise les enjeux majeurs de cohésion sociale et de protection de l'environnement.
Les auteurs – Emmanuel Bellanger, chargé de recherches du CNRS au Centre d'histoire sociale du XXe siècle de l'Université Paris 1, travaille depuis une dizaine d'années sur l'histoire des politiques publiques locales du Grand Paris. Éléonore Pineau est une jeune étudiante qui consacre son master à l'histoire des égoutiers des équipements d'épuration de l'agglomération parisienne.