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Les villes des pays émergents en quête de réconciliation avec l’environnement

Chaque mois, à l’échelle du monde, la population urbaine augmente d’une ville de la taille de Madrid ou d’Hanoi. L’Afrique, l’Asie, l’Amérique latine de demain s’enfantent dans ces cités en pleine expansion, où se cumulent les défis du XXIe siècle.Antoine FRÉROTdirecteur général – Veolia Environnement
images  extraites du film  Villes à vivre  2010

article paru dans la revue Prospective Stratégique – CEPS
Globalisation & volontarisme industriel – N.37 septembre 2010
H2o – octobre 2010

 

Si nous ignorons ce que sera le XXIe siècle, nous savons déjà qu’il sera le siècle des villes. Elles hébergent désormais la moitié de la population mondiale et d’ici 30 ans, elles accueilleront 3 milliards de personnes supplémentaires. Chaque mois, à l’échelle du monde, la population urbaine augmente d’une ville de la taille de Madrid ou d’Hanoi. L’Afrique, l’Asie, l’Amérique latine de demain s’enfantent dans ces cités en pleine expansion. Exprimés en termes de services essentiels, les défis de la croissance urbaine sont colossaux.

Les pathologies qui affectent les villes sont nombreuses : boulimie de ressources naturelles, thrombose des voies de circulation, contamination par les eaux usées, arrêt de circuits vitaux comme l’électricité… Karachi croule sous les déchets, São Paulo s’asphyxie dans ses transports, Beijing souffre de sécheresse, Nairobi baigne dans ses effluents. De nombreuses agglomérations vivent à crédit écologique. Or tôt ou tard, la pollution de l’environnement bride la croissance. Sur le long terme, aucune ville ne peut poursuivre son développement dans un environnement dégradé. Quand on le protège, en retour il protège la santé humaine et la bonne marche de l’économie.

Les villes des pays émergents cumulent les défis environnementaux. Comment y répondre ? Je voudrais apporter quelques éclairages sur ce thème à partir de l’expérience de Veolia, leader mondial des services à l’environnement.

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Mettre fin à la pollution, ce "dommage collatéral de l’urbanisation"

Plus une cité prospère, plus elle sécrète de déchets. Un Coréen rejette 360 kg de déchets municipaux par an, un Russe 350, un Chinois 230, un Colombien 200 et un Sud-Africain 140. Au total, bien qu’elles n’occupent qu’un pourcent de la surface terrestre, les villes exsudent chaque jour 3 milliards de kilos de déchets.

Si certains quartiers du Caire sont jonchés d’ordures, 200 kilomètres au sud, Alexandrie fait figure de modèle. Toute la chaîne de gestion des déchets y est couverte. Les déchets ménagers des 5 millions d’habitants sont collectés puis valorisés dans deux centres de stockage qui récupèrent le biogaz : ils comptent parmi les plus modernes du Moyen-Orient. Une unité de compostage fournit 600 tonnes de fertilisant par jour. Les déchets industriels et médicaux sont eux aussi traités. Quant aux voiries, plages et parcs, ils sont nettoyés quotidiennement.

Au niveau local, les avancées obtenues par de multiples villes sont tangibles. Mais à l’échelle de la planète, il reste tant à faire ! Sur 4 milliards de tonnes de déchets produits chaque année dans le monde, seul 1 milliard est valorisé ; 3 milliards attendent de l’être.

Les eaux usées sont l’autre grand sous-produit de la ville. Dans les mégapoles dépassées par leur démographie, l’inflation urbaine engendre des niveaux de pollution insoutenables. Le potentiel destructeur d’eaux usées qui ne sont ni collectées ni traitées est énorme. Les "bombes sanitaires" sont amorcées, prêtes à exploser en série. Combien de cours d’eau, qui ont la malchance de traverser des villes, en ressortent transformés en cloaques pestilentiels ? Sur le pourtour de la Méditerranée, 70 % des eaux usées sont rejetées sans avoir été épurées ; en Amérique latine et dans les Caraïbes, 80 % ; en Asie du Sud-Est, 90 % ! À vrai dire, l’assainissement demeure le parent pauvre de la gestion de l’eau. Pourtant, il est possible de restaurer les milieux aquatiques dégradés et de sortir de la spirale "traiter de plus en plus une eau de plus en plus polluée". En dix ans, le Chili a fait passer son taux de dépollution des eaux usées de 16 à 84 %.

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Instaurer un mode développement urbain moins consumériste des ressources naturelles

La planète est riche en ressources naturelles, mais celles-ci n’ont pas résisté au choc du nombre. Du nombre des hommes et du nombre infini de leurs besoins. Dorénavant, il n’en reste plus assez pour s’offrir le luxe de mal les utiliser.

De nombreuses cités gaspillent leur capital environnemental. À Riyad, il y a encore deux ans, les fuites d’eau atteignaient 50 % sur le réseau public : sur 2 m3 prélevés dans le milieu naturel puis potabilisés, 1 m3 se perdait durant le transport au consommateur final. Alors que les réserves de pétrole s’épuisent inexorablement, moins de 20 % des plastiques sont recyclés dans le monde. Curieuses situations que celles où les pénuries côtoient les gaspillages, ceux-ci aggravant celles-là.

Ce n’est pas chose simple que de protéger l’environnement tout en l’utilisant. Le protéger, c’est d’abord économiser les ressources qu’on y prélève. Le kilowattheure le plus écologique sera toujours celui que l’on ne consomme pas. Les mètres cubes d’eau perdus dans les réseaux de distribution des villes sont souvent la plus grande ressource immédiatement disponible : ainsi la réduction des fuites d’eau obtenue à Tanger, Tétouan et Rabat, représente la consommation de près de 800 000 habitants !

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Satisfaire les besoins de tous en services essentiels

Une grande part des richesses des pays émergents naît dans les villes. Dans la concurrence entre métropoles, l’efficacité des services publics pèse autant que celle du système économique. Aux yeux des investisseurs, l’attractivité d’un territoire ne repose pas seulement sur des coûts salariaux modiques, mais sur la qualité des services de base, et plus généralement, sur tout ce qui sécurise la vie des entreprises et les flux économiques. Le destin d’une ville dépend largement de ses infrastructures et des services qu’elle offre.

Or dans les villes à l’expansion trop rapide et aux services urbains trop statiques, de nombreux réseaux fonctionnement mal, voire très mal. À Caracas, les coupures d’électricité se succèdent : depuis avril 2010, un décret impose aux foyers de réduire leur consommation de 10 % et aux professionnels de 20 %. En Inde, aucune grande ville n’arrive à desservir ses habitants en eau 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. L’alimentation intermittente, 2 ou 3 heures par jour, y est érigée  en norme.

Débordées par les flots humains, les villes des pays émergents doivent sans cesse, tel un Sisyphe des temps modernes, reprendre leur ouvrage et créer de nouvelles infrastructures. La lutte contre une démographie galopante n’est pas systématiquement perdue d’avance. Mais rares sont les cités qui, soumises à pareille épreuve, parviennent à procurer, en temps et en heure, les services de base à leurs habitants. Shanghai-Pudong y a réussi. En 2001, ce quartier de la capitale économique chinoise comptait 1,9 millions d’habitants. Aujourd’hui, ils sont plus de 4 millions. Le service d’eau potable est arrivé à suivre l’hallucinante croissance démographique qui frôle les 10 % par an.

À la croisée des espérances citadines, se trouvent les enjeux de mobilité. Dans toutes les villes des pays émergents, l’amélioration des transports en commun se classe parmi les attentes prioritaires. Ils favorisent l’accès à l’emploi, aux commerces et aux loisirs. Ils rendent la ville "facile" ou "difficile" aux citadins. Lorsqu’à Mumbai ou Séoul, nous créons de nouvelles lignes de métro, nous offrons certes un mode de déplacement qui rend ces agglomérations plus fluides, mais surtout, nous transformons la vie des habitants.

Les villes se doivent d’apporter les services essentiels à tous. Mais aujourd’hui, à l’échelle de la planète, 900 millions de personnes n’ont pas accès à l’eau potable, 1,6 milliard à l’électricité et 2,6 milliards à un assainissement de base. Derrière ces chiffres, se cachent des réalités humaines douloureuses. Dans beaucoup de pays émergents, on possède Internet mais on manque de transports collectifs, on dispose du téléphone portable mais pas de l’eau potable.

Toutefois, il n’y a pas de fatalité devant la pénurie de services essentiels, que ce soit dans les banlieues déstructurées de grandes villes ou à la campagne. Au Gabon, en une dizaine d’années, le taux de desserte en électricité a progressé de 76 % à 99 %. À Bogota, le taux de remplissage des bus rapides en site propre a bondi de 45 % à 95 %. La Thaïlande a atteint 100 % de couverture en assainissement. Ces réussites autorisent à regarder l’avenir avec un optimisme raisonné.

Les pays émergents ont engagé de vigoureuses politiques publiques pour combler les retards en services essentiels. Mais combien de décennies faudra-t-il pour qu’en Inde par exemple, toutes les villes s’équipent de stations d’épuration, collectent leurs déchets et fournissent des transports collectifs fiables ?

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Les nouvelles raretés appellent l’invention de nouvelles ressources

L’homme moderne vit au-dessus des moyens de la planète. Au cours du dernier siècle, il a bouleversé la hiérarchie des raretés : de nouvelles sont apparues, d’anciennes se sont estompées. Derrière ces manques, des vies basculent, des métiers périclitent, des territoires dépérissent.

Mais la rareté a stimulé l’extraordinaire essor des activités humaines. L’homme s’est organisé pour pallier les insuffisances de biens, donnant naissance à l’agriculture, à l’élevage, aux systèmes d’échanges de produits. Il en va de même, aujourd’hui, pour l’énergie, pour les matières premières, pour l’eau, sur lesquelles s’est à nouveau enclenchée la dynamique du couple "rareté – innovation".

Si ce qu’on croyait pléthorique se raréfie, ce que l’on regardait comme un déchet s’est transformé en ressource. Ce qui n’était rien est devenu quelque chose, ce qui était nuisible est désormais utile ! Quand à Hong Kong nous recyclons les déchets ménagers et les matières premières qu’ils contiennent, nous évitons des ponctions supplémentaires dans des ressources naturelles limitées. À l’instar des déchets solides, les eaux usées ont gagné le statut de ressource et sont recyclées : à Windhoek en Namibie, à Mascate dans le sultanat d’Oman, l’eau est trop précieuse pour n’être utilisée qu’une fois avant d’être restituée à la nature. Les eaux usées sont même la seule ressource qui croisse avec le développement économique. Les recycler brise le lien si fréquent entre croissance urbaine et surexploitation des nappes souterraines.

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C’est dans les villes, ces îlots de chaleur et ces dévoreuses d’énergie, que se jouera une large partie du combat contre le réchauffement

Aujourd’hui, les pays émergents consomment l’équivalent de la production de pétrole de l’Arabie Sãoudite. À l’avenir, ils ne pourront plus bâtir leur économie sur "l’énergie facile". Ils savent que l’enjeu climatique et énergétique est devenu trop sérieux pour s’offrir le luxe de mal gérer leurs services urbains. En la matière, les villes poursuivent trois politiques : augmenter  leur efficacité énergétique de ceux-ci ; les alimenter en énergies renouvelables ; enfin, faute d’abandonner totalement les énergies fossiles, les rendre artificiellement propres en capturant les gaz à effets de serre qu’elles dégagent.

Les villes cherchent à capter les multiples sources d’énergie qui s’épanchent en leur sein mais qu’elles délaissaient auparavant. À Guangzhou Likeng, en Chine, l’unité de valorisation énergétique des déchets peut produire 21 MW d’électricité. À Pécs, en Hongrie, vient de s’ouvrir une des plus grandes centrales à biomasse d’Europe centrale : elle alimente le deuxième réseau de chaleur du pays. À Ho Chi Minh Ville, l’optimisation de l’éclairage public a diminué les consommations énergétiques de 30 %.

Les techniques mises en œuvre possèdent une caractéristique commune. Ce sont toutes des "solutions de proximité", décentralisées au niveau local : panneaux solaires, pompes géothermiques, systèmes de récupération de chaleur ou de captage des biogaz, centrales à biomasse,… Le 20ème siècle a connu le triomphe des grandes infrastructures. Le XXIe siècle verra, en complément, la multiplication de ces solutions de proximité.

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L’obésité n’a jamais été un signe de bonne santé, ni chez les hommes, ni pour les villes

Pour une métropole, dépasser les 20 millions d’habitants constitue un échec. São Paolo rassemble 21 millions de personnes. Mexico,  22 millions. Shanghai s’achemine vers les 30 millions...  Là, il est trop tard pour prévenir le gigantisme. Ailleurs, ce n’est pas impossible, mais cela exige de rééquilibrer les relations entre ville et campagne. Quitter cette dernière résulte en général de choix négatifs faute de services essentiels ou de perspectives économiques. Développer les services d’eau, d’énergie, de transports publics dans le monde rural et dans les villes secondaires est impératif si l’on veut limiter l’afflux d’habitants vers des mégapoles tentaculaires et ingérables.

Les villes sont gloutonnes et dévorent l’espace. Déjà, au soir du 19ème siècle, constatant, les ravages de l’urbanisation dans sa Belgique natale, le poète flamand Émile Verhaeren  jugeait que la ville se nourrit du sang des campagnes. Que ne dirait-il aujourd’hui devant les noces barbares des mégapoles et de la nature ? Tant que leur croissance démographique se poursuivra à un rythme effréné, les villes des pays émergents éprouveront le plus grand mal à faire la paix avec l’environnement.

Pour le meilleur ou pour le pire, l’homo sapiens est devenu homo urbanus. Quand on mesure les défis environnementaux qu’affrontent les villes des pays émergents, on pourrait sombrer dans le pessimisme. Il existe des remèdes aux maux qu’elles endurent, mais les appliquer avec persévérance, non pas pendant quelques années mais sur plusieurs décennies, avec une gouvernance urbaine souvent faible et éclatée, relève de l’exploit. La rapidité de leur expansion les oblige à créer, à d’immenses échelles, de nombreuses infrastructures, alors que, dans les pays développés, leur construction a été dissociée dans le temps et s’est étirée sur plus d’un siècle. Aujourd’hui, de multiples urgences se télescopent et tout est prioritaire…

On le sait moins parce qu’on en parle moins, mais les villes des pays émergents peuvent mettre fin au surrégime environnemental dans lequel elles vivent. Certaines, comme Curitiba et Singapour, ont progressivement corrigé leur trajectoire. Les plus avancées ou les plus récentes ambitionnent de devenir durables. C’est la "nouvelle frontière" de l’urbanisme. L’idéal d’une ville écologiquement neutre, "sans empreinte", n’est pas inaccessible. De nombreux projets fleurissent : Masdar, dans les Émirats Arabes Unis, est l’un des plus emblématiques. En Chine, 200 villes nouvelles devraient voir le jour d’ici 2020 : plusieurs d’entre elles intégreront, dès leur conception, les principes du développement durable. Pour l’homo urbanus, c’est une nécessité mais c’est aussi un rêve. Car une ville sans rêve est une ville sans avenir. .