Ganvié, littéralement "la collectivité est sauvée" en langue locale, est un village lacustre de 25 000 habitants sur le lac Nokoué, au large d'Abomey-Calavi, une bourgade sise à 25 kilomètres au nord de Cotonou, au Bénin. Les fondateurs de cette cité se sont installés à 8 kilomètres de la berge, loin du regard des guerriers tribaux. Aujourd'hui, la notoriété de Ganvié a fait le tour du monde. Des milliers de touristes y défilent à la découverte de la civilisation de l'eau.
Huondji AMÉGNIHOUÉMagazine Continental
numéro 9 – avril mai 1999
reproduction avec accord
"Bienvenue à Ganvié", "Mi ka bo !". Le village lacustre de Ganvié, la perle du lac Nokoué ou la Venise des Tropiques, accueille ses visiteurs en français et en langue locale. Il aurait pu répéter la même formule d'hospitalité en maintes autres langues : allemand, espagnol, anglais, italien, japonais, chinois, hindi, russe arabe... Des dizaines de touristes en provenance du monde entier foulent chaque jour le sol, pardon, les eaux de Ganvié pour y découvrir la civilisation de l'eau par excellence, le mode de vie d'un peuple sur pilotis. Un peuple pour qui se déplacer est synonyme de ramer. Pour un habitant de Ganvié, l'accès à l'extérieur ne peut se concevoir sans une pirogue. "La pirogue, c'est à la fois nos pieds, notre moto et notre voiture", affirme Avoceh Affi, un sexagénaire au visage strié de rides et aux dents corrodées et jaunies probablement par le cola. Aux pilotis de chaque maison est amarrée une pirogue. Autrement, impossible d'aller au marché, au moulin, à la place publique, chez le couturier, le photographe, le menuisier. Une personne sans pirogue à Ganvié est comparable à un paralytique sans tricycle, condamné à une vie sédentaire et réduit à observer le monde extérieur de sa fenêtre. Des épicières ambulantes naviguent entre les maisons, proposant leurs marchandises à ceux qui, pour une raison ou une autre, ne peuvent sortir de leur logis. "Gari non wa", annonce la vendeuse de gari, un des aliments de base des pêcheurs. Elle porte, sur ses pieds allongés, un bébé et rame doucement sur l'eau verdâtre du village. Les vendeuses de pain, de bouillie, de riz, de condiments et d'autres victuailles font, chaque jour, le même circuit. D'autres, sédentaires, assises dans leurs pirogues au marché flottant sous des hangars, servent d'une main, la pagaie dans l'autre. À quelques lieux du marché, des gamins, dont le plus âgé n’a pas dix ans, déploient leurs éperviers. Qu'attrapent-ils ? "Des fretins", répond Robert Anassou, un écolier. Aujourd'hui peu expérimentés pour s'aventurer sur le lac, loin des maisons, ils seront demain de grands pêcheurs, quelles que soient les activités auxquelles ils se consacreront. "Les réflexes de lacustre, une fois acquis, ne s'oublient pas", affirme Pascal K., un sous-officier de l'armée, qui se sent comme un poisson dans l'eau. Plus qu'un simple mode, la vie entre la case, la pirogue est une culture, une civilisation.
Au lever du jour, dès que le puissant
soleil tropical commence à darder ses rayons sur le lac Nohoué qui les
reflète tel un gigantesque miroir, Avoceh A. descend les marches d'une
échelle faisant office d'escalier et accède à sa vieille pirogue
colmatée par endroits. Il dénoue la corde tenant lieu d'amarre et part
chercher son pain quotidien. Le vieil homme au dos légèrement voûté
sous le poids de l'âge est un ancien pêcheur. "J'ai pêché tellement de
poissons que j'ai décidé d'arrêter", dit-il.
Pêcheur laborieux, il l'était sans doute. Sa maison vieille d'au moins quatre décennies, est de bambous peints, le toit recouvert de tôles ondulées. C'est le signe que le sexagénaire appartient à la classe moyenne. À Ganvié, comme ailleurs, la classification sociale peut se définir à partir de l'habitat. Au commencement, il y avait des maisons construites entièrement en chaume, de bas en haut. Il y eut ensuite des maisons en bambous peints et tôlées ou couvertes de chaume, caractéristiques de la classe moyenne. Aujourd'hui, apparaissent des maisons en planches peintes ou couvertes de tuiles. D'autres érigées sur des pilotis en béton armé et le toit surmonté de panneaux solaires font désormais partie du décor. Pour Avoceh A., l'appartenance à la classe moyenne semble relever du passé. La tôle ondulée ne résistant pas à l'air lagunaire, il ne reste de la toiture de sa maison que des lambeaux corrodés. Les temps ont changé, le statut aussi. Le vieil homme, ne pouvant plus déployer à longueur de journée son filet, n'est plus qu'un piroguier attendant dans sa pirogue la pagaie à la main, d'éventuels touristes au débarcadère, à environ 8 000 m de Ganvié. Il n'a pas l'ouïe très fine, ne parle pas français, ni aucune autre langue étrangère. Qu'à cela ne tienne, il est piroguier. "Les touristes arrivent avec des interprètes ou les recrutent sur place", précise-t-il.
Avoceh arpente à longueur de journée les rues et les allées de la cité lacustre. Rue des pêcheurs, rue des amoureux, rue du grand canal, bars, hôtels et restaurants n'ont plus aucun secret pour lui. Il y conduit tous les jours des touristes. "Avec mes recettes journalières, je surviens aux besoins de mes petits fils", dit-il, l'air plaintif.
Mais à combien ses recettes s'élèvent-elles ?
"Cela dépend de ce que Dieu me donne", répond-il de manière évasive.
Dans ces milieux très superstitieux, tout ne se dit pas. Des jaloux, des sorciers et autres malfaisants pourraient entendre. Une chose est cependant certaine, Avoceh souhaite que se prolonge la saison touristique. "À Ganvié, la saison touristique coïncide avec la saison sèche. Les temps pluvieux, entre mai et octobre, le régime baisse. Ce qui ne veut nullement dire qu'il n'y a pas de touristes, mais qu'il n'y a pas d'affluence", débite Florence, une naïade aux hanches souples et aux cheveux soigneusement nattés. Les seins fermes pointant d'un décolleté, elle décoche un sourire aux visiteurs tout en esquissant quelques pas de danse aux sons d'une musique que distillent deux enceintes acoustiques. Une odeur de bière envahit la salle. Des touristes blancs dégustent "la Béninoise", un des produits de la seule brasserie du pays. Toutes les gammes de boissons y sont présentes. Les "soft" comme les "hard" drinks. Les restaurants affichent : "Mets africains et européens", pour se conformer au statut touristique de la cité. Les hôtels promettent d'excellentes nuits à ceux dont la recherche de l'exotisme ne se limite pas à une simple visite.
Avec un peu de bonheur, le visiteur pourra contempler la danse des rameurs. Qui n'a point vu chez les lacustres cette danse, n'a pas connu la chorégraphie lacustre. Rythmée aux sons de tam-tams faite d'enchaînement de mouvements de pagaies sur le lac, cette danse est le symbole de l'adaptabilité de l'homme.
Les habitants de Ganvié, descendants d'agriculteurs, se sont si bien accommodés à leur mode de vie qu'ils n'imaginent pas la vie sur la terre ferme. "Il n'y pas suffisamment d'espace sur terre ferme pour nous abriter", ironise un octogénaire au visage tatoué de cicatrices raciales. Pour lui comme pour Pierre Dègbo, la trentaine, les cheveux coupés ras, le regard vif, point de salut hors de l'eau. Le vieux Avoceh est du même avis, lui qui n'a connu que l'eau et qui y fait glisser chaque jour sa barque chargée de touristes, devant le regard indifférent de ses frères blasés. Lentement, le visiteur regagne la route du débarcadère. Et Ganvié fidèle à son devoir d’hospitalité, lui souhaite sur un panneau, comme d’un geste de la main : "O da bo", "Au revoir !". .