La noria représente l’aménagement hydraulique antique le plus développé dans l’histoire de l’exploitation de l’eau au Proche-Orient et notamment en Syrie. C’est une invention importante, liée surtout aux besoins d’irrigation dans les régions soumises au climat méditerranéen. Elles ont servi aussi à pourvoir en eau les agglomérations. Mohamed AL-DBIYAT chercheur, géographe
Institut français du Proche-Orient – IFPO, Damas
Les Norias de Hama sur l’Oronte
un système traditionnel origial de l’utilisation de l’eau fluviale
in Gestion durable et équitable de l'eau douce en Méditerranée
mémoire et traditions, avenirs et solutions
Actes des 5èmes Rencontres internationales Monaco et la Méditerranée
Monaco, 26-28 mars 2009, pp. 191-210, 2010
H2o – juin 2010
Les fleuves et les rivières ont, depuis l’aube des temps, attiré l’homme qui s’est installé sur leurs rives, créant villages et villes, dont certains sont devenus des centres de civilisations. L’homme a été attiré par l’eau, mais aussi par les ressources alimentaires que les cours d’eau procurent, grâce à la richesse de la faune et de la flore que propose leur environnement. Avec la révolution agricole, l’eau est devenue une ressource plus importante encore, nécessaire à la production des substances indispensables à la vie humaine, notamment dans des milieux arides comme le Proche-Orient où l’agriculture, surtout en été, n’est pas possible sans irrigation. Ainsi l’eau devint une préoccupation majeure pour les groupements humains et sa mobilisation, un enjeu vital.
Depuis bien longtemps, l’homme cherche les moyens les plus efficaces pour optimiser l’utilisation de l’eau, notamment celle qui est à sa disposition directe, c’est-à-dire l’eau de surface. Il faut la puiser dans les cours d’eau, et en quantité qui puisse répondre à la demande croissante qui a accompagné le développement de l’agriculture, développement qui devait à son tour répondre aux besoins d’une population croissante. Il faut aussi la mener vers des agglomérations ou des terres fertiles, parfois distantes des cours d’eaux ou à une altitude plus élevée que celle du cours d’eau, et enfin étendre les surfaces irriguées sous la pression de la croissance démographique et des ambitions des pouvoirs centraux.
Puiser, remonter et transporter ou canaliser l’eau sont les trois facteurs qui ont généré l’invention de tous les moyens de puisement de l’eau. Tous les systèmes hydrauliques connus aujourd’hui semblent avoir été mis en œuvre depuis fort longtemps, en commençant par le seau, la jarre et l’outre. Ce sont là des systèmes primitifs, peu performants et qui ne peuvent guère avoir qu’un usage domestique. Le puisage au plateau a été quant à lui utilisé pour irriguer des surfaces limitées, notamment en Extrême-Orient pour l’irrigation des rizières, et en Égypte où il est mentionné dans des papyrus ptolémaïques (A. Delpech, 1997, p. 219). [Puisage au plateau – Il s’agit d’un récipient ovale, en bois ou en métal, en forme de plateau et, de ses deux extrémités, partent deux cordes. Deux hommes tiennent le plateau et le basculent avec les cordes au-dessous d’un canal pour le remplir d’eau, puis ils le déversent dans une rigole allant vers le terrain à irriguer.]
On assiste par la suite à la mécanisation primitive de l’exploitation de l’eau des cours d’eau par perche flexible, encore utilisée dans la vallée du Nil, et qui est un des témoins de cette recherche de l’optimisation perpétuelle de l’utilisation de l’eau courante. On notera ici l’emploi du balancier, cette longue perche basculant autour d’un pivot et qui porte un récipient à une de ses extrémités, tandis que l’autre est chargée d’un contrepoids. C’est le "cigogne" en Europe ou le chadouf en Égypte. La plus ancienne image se trouve sur un bas-relief assyrien, représentant cet aménagement sur les bords de l’Euphrate. Il est également mentionné dans une lettre du roi Hammourabi (Babylone ; XVIIIe siècle avant J.-C.) à un de ses gouverneurs (A. Delpech et al, 1997, p. 219).
La recherche de sources d’énergie fut aussi une préoccupation importante pour arriver à l’invention des machines élévatoires, notamment pour augmenter le volume d’eau puisée pour permettre d’étendre les surfaces cultivées. À l’origine, c’est l’animal qui est utilisé pour soutenir le travail de l’homme, dans des systèmes anciens, utilisés parfois jusqu’à nos jours, comme les puits à poulie entraînés par la traction humaine ou animale, ou la noria à manège (deux roues : une horizontale et une autre verticale), où la première, entraînée par l’homme ou l’animal, fait tourner la deuxième.
Le saut déterminant dans ce domaine a été sans doute l’utilisation de l’énergie de l’eau, avec le système de la roue à godets : c’est le principe des norias de l’Oronte, principe idéal puisque la machine utilise l’énergie gratuite et permanente du cours d’eau.
La noria représente l’aménagement hydraulique antique le plus développé dans l’histoire de l’exploitation de l’eau au Proche-Orient et notamment en Syrie. C’est une invention importante, liée surtout aux besoins d’irrigation dans les régions soumises au climat méditerranéen et connaissant une longue période de sécheresse estivale, donc pendant la saison chaude. C’est la saison où les cultures ont besoin d’eau pour se développer et produire. Les norias ont servi aussi pour pourvoir en eau les agglomérations, surtout celles qui se trouvent à proximité des fleuves.
L’emplacement par excellence des norias en Syrie est la vallée de l’Oronte. C’est pour cette raison qu’il est important de présenter d’abord ce fleuve pour mieux comprendre l’originalité et le fonctionnement des norias de Hama.
L’Oronte, ou al Assi en arabe, est le seul véritable fleuve des pays du Levant. Il draine la Syrie intérieure, du revers du Liban aux avant-monts du Taurus, sur 610 kilomètres de long et son bassin s’étend sur plus de 23 000 kilomètres carrés, dont 13 800 en Syrie (J. Weulersse, 1940, p. 5).
C’est l’axe autour duquel s’articulent la vie et l’économie de la Syrie centrale et de la partie ouest de la Syrie du Nord, qui abritent près de 20 % de la population syrienne [18 millions d’habitants selon le dernier recensement de 2004. Actuellement, elle est estimée à plus de 20 millions], ainsi que plusieurs villes importantes dont Homs et Hama. [Homs est la troisième ville de Syrie, avec plus de 700 000 habitants et Hama, la cinquième, avec près de 400 000 habitants] C’est le long de son cours que la vie urbaine s’est développée et organisée depuis la naissance de ces villes : pour ne citer que les plus grandes, les villes antiques d’Apamée [en ruine actuellement] ou d’Emese (Homs), d’Épiphanie (Hama) et d’Antioche, toujours arrosées par le fleuve.
Ses eaux, bien que peu abondantes (13 m3/seconde à son entrée en Syrie) ont donné naissance à l’un des paysages caractéristiques de la Syrie : "les jardins de l’Oronte", rivaux des jardins de Damas (la Ghouta). Par ailleurs, sa proximité avec les steppes situées plus à l’est lui donne aussi une valeur particulière : il offre un autre paysage et propose un lieu d’estivage pour les éleveurs nomades.
L’Oronte est une création de la tectonique : c’est la plaine qui a créé le fleuve. Son cours correspond en effet au grand fossé d’effondrement syrien, d’axe nord-sud, qui fait partie du rift de la mer Rouge : depuis la Béqaa au Liban, où se trouve le point de départ de la vallée de l’Oronte, jusqu’à la dépression de l’Amouk dans le sandjak d’Alexandrette (annexé par la Turquie en 1939), en passant par la dépression du Ghab, le fleuve se jette dans la Méditerranée après la ville d’Antioche (fig. 1).
L’Oronte ne dépend pas d’une seule source, mais de séries de sources, dont la principale est appelée Ain al Zarqa (la source bleue). En effet, il s’agit d’une série d’importantes sources (échelonnées sur une longueur de près de 500 mètres) qui jaillissent dans le lit même du fleuve au niveau d’Hermel (au Liban). Elles totalisent un débit moyen de 12 m3/seconde à une altitude de 657 mètres.
Dans son ensemble, l’Oronte apparaît comme un fleuve composite fait de la succession de cinq cours différents : torrent de la montagne libanaise jusqu’à Homs ; rivière du plateau syrien aux alentours de Hama ; canal de drainage dans le fossé tectonique du Ghab ; après un défilé rocheux, canal de drainage dans le fossé tectonique de l’Amouk ; rivière méditerranéenne à partir d’Antioche.
L’omniprésence des montagnes autour du bassin de l’Oronte se traduit par des caractères hydrologiques communs à tout le bassin : abondance et violence des précipitations pluvieuses, intensité de ruissellement, apport d’eau massif et brusque, en un mot régime torrentiel (J.Weulersse, 1940, 23). Ainsi, l’Oronte entre en Syrie avec un débit de 13 m3/seconde pour se jeter dans la Méditerranée avec plus de 70 m3/seconde, du fait des apports importants sur son parcours, notamment au niveau de la dépression du Ghab, que l’Oronte canalise et où il reçoit un peu plus de 20 m3/seconde. Mais ce qui fait aussi l’intérêt de ce fleuve pour l’aménagement des norias, c’est son caractère karstique qui a pour conséquence un débit sans trop de variations brusques au long de l’année.
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Dès l’amont du fleuve, dans la Béqaa au Liban, ses eaux sont exploitées : une qanat d’une longueur de 27 kilomètres part de Laboué pour irriguer la plaine d’al-Qaa au nord de la Béqaa. On trouve aussi, autour des sources, des jardins ou des ghoutas, irriguées à partir de canaux latéraux. Il s’agit d’installations très sommaires : de simples digues de galets, renforcées de quelques troncs d’arbres, permettent la dérivation.
Peu après l’entrée de l’Oronte en Syrie, se trouve l’ouvrage le plus ancien aménagé sur le fleuve. Il s’agit du barrage de Qattinah, barrage antique qui aurait été fondé au XIVe siècle avant J.-C. (850 mètres de long, 6 mètres de haut). De ce barrage sortent trois canaux qui assurent l’irrigation des jardins de Homs, lesquels totalisent une surface d’environ 1 000 hectares, au voisinage direct de la ville, à l’Ouest. Ils canalisent entre 90 et 200 millions de mètres cubes, notamment depuis l’exhaussement du barrage en 1938. C’est pourquoi les jardiniers de Homs n’avaient pas besoin d’installer de norias.
L’irrigation dépendant des norias (fig. 2) ne commence qu’au niveau de Rastan, 20 kilomètres au nord de Homs. En amont de Rastan, la vallée de l’Oronte commence à s’encaisser dans le plateau de la Syrie centrale et l’irrigation par gravité à partir du fleuve devient impossible, à cause de cet encaissement de la vallée. Dans ce contexte, un barrage aurait provoqué une submersion étendue des terres fertiles d’amont, à cause de la faiblesse de la pente. Aussi, la solution était les norias.
Hama est une ville ancienne, capitale d’un royaume de l’âge de bronze. Son tell, la citadelle qui se trouve au bord de l’Oronte, au cœur de la ville actuelle, témoigne de l’importance de la ville à toutes les époques. Une ville d’une telle importance n’aurait pas pu exister sans l’utilisation de l’eau de l’Oronte qui arrosait le ruban des jardins et des vergers développés sur les rives du fleuve. Ce sont les ressources en eau qui ont influé sur le choix du site particulier de Hama et qui ont permis son développement, particulièrement depuis l’époque romaine grâce aux norias qui sont aussi vieilles que la ville antique. Ces ouvrages hydrauliques ont permis le puisage de l’eau et son élévation par le système des roues à godets, en bois, entraînées par la seule force du courant.
À côté du surnom que l’on donne fréquemment à Hama – la ville d’Aboulfeda –, relatif à son gouverneur le géographe Aboulféda (1310-1331), il existe un autre surnom lié à l’abondance des norias dans la ville des bords de l’Oronte : Madinat al Nawa’ir ou la ville des norias. Cette dénomination vient de la densité des norias sur le cours de l’Oronte qui traverse la ville. Sur 2 kilomètres environ, se trouvaient encore naguère 16 norias, irriguant des terrasses étendues de part et d’autre du fleuve (fig. 3) et qui sont appelées localement Zour. Cette même appellation est utilisée sur le Nil en Égypte. Ces terrasses verdoyantes produisent les légumes frais qu’on trouve tous les jours sur les marchés de la ville.
La noria est une invention géniale qui permet d’élever l’eau sur une dizaine de mètres, donnant ainsi la possibilité d’irriguer des surfaces assez importantes sur les terrasses du fleuve. Ces surfaces peuvent atteindre 20 à 50 hectares par noria.
Le nom de la noria vient du mot arabe na’oura qui est donné à tout appareil élévatoire où la roue joue le rôle essentiel. L’origine de la noria et la datation de sa première fondation ne sont pas très assurées. On sait que les norias existent au moins depuis l’époque byzantine, grâce à une mosaïque trouvée à Apamée (photo. 1) et qui date de l’année 469 de notre ère. Mais la construction des norias s’est poursuivie jusqu’à la fin de l’époque ottomane, utilisant toujours la même technique fondée sur le bois qui constitue toutes les parties de la roue de la noria, à part la base de pierre en forme de triangle sur laquelle pivote l’axe de la noria.
L’originalité des norias de l’Oronte est qu’elles ont recours pour leur fonctionnement, non à la traction animale, mais au courant même du fleuve où elles puisent l’eau. La noria est une grande et large roue en bois parfaitement équilibrée et dressée sur la rive du fleuve. Son cercle extérieur est garni d’une série de godets ou d’auges de bois qui se remplissent d’eau pour la déverser, au sommet de leur rotation dans un aqueduc qui la conduit vers les terres à irriguer (fig. 4). De larges palettes de bois plongent dans le courant du fleuve et maintiennent l’appareil en mouvement perpétuel. Pour accélérer ce mouvement, le fleuve est le plus souvent barré en oblique, un peu en amont de la noria, de façon à diriger sur elle la force maximum du courant.
Les dimensions des norias sont variables : la moyenne est de 10 à 12 mètres de diamètre, mais la plus grande à Hama, en Syrie, la noria al Mohammadiya, atteint 22 mètres. L’installation d’une noria exige la construction d’un grand ouvrage en pierre (fig. 5 et photo 2) et d’aqueducs qui peuvent atteindre quelques centaines de mètres de long. Leur calibrage dépend de la puissance de la noria. Ainsi, des chiffres relevés en 1930 précisent que 45 litres/seconde permettent l’irrigation de 25 hectares et que 150 ou 180 litres/seconde permettent d’irriguer 50 à 75 hectares.
Sur l’Oronte, de Rastan au Ghab, on compte environ 80 norias (fig. 2) qui ont un débit de 3.5 m3/seconde, à l’instar d’un vrai canal. Les norias peuvent être individuelles ou en double sur le même barrage, ou encore des deux côtés du fleuve sur le même barrage (photo 3). On parle parfois de batteries de norias quand il y a plus de 3 norias sur un même barrage. Les aqueducs sont souvent en pierre, mais on a parfois eu recours au bois, notamment pour ceux construits à l’époque ottomane.
Les norias se divisent, selon leur fonction, en deux catégories : les norias rurales, destinées à l’agriculture et qui se trouvent en pleine campagne ; les norias urbaines, destinées à l’irrigation des vergers et à l’alimentation de la ville : eau domestique, fontaines publiques, mosquées, khans et hammams (photo 4).
Les cultures sont surtout horticoles, tandis que le plateau est spécialisé dans les céréales pluviales. Ce sont des vergers méditerranéens où dominent le noyer, l’abricotier, l’amandier, la vigne et le figuier, au milieu des peupliers en haie le long des rigoles. Entre les arbres s’étend la culture du maïs, des fèves et des pois chiches et surtout des légumes qui jouent un grand rôle dans l’alimentation estivale des citadins. Tout se combine pour créer un paysage verdoyant où la ville basse apparaît noyée dans la verdure.
Dans l’aimable ville de Hama, tout empêche de penser à rien. Rapide et brillant de lumière, l’Oronte coule entre les saules, les peupliers, les grenadiers et des noyers énormes, comme je n’en ai vu que là-bas (...). Tout est musique et rêverie. De distance en distance, d’immenses roues étroites, d’une hauteur de trois et quatre étages, vont porter leur eau en plein ciel dans des rigoles de pierre ou de bois pour arroser les vergers. Une longue caresse musicale sort de ces grandes roues gémissantes.
C’est assez indéfinissable, quelque chose comme un bruit d’orgue ou de cloche lointaine, un vague meuglement de troupeau, un frelon qui bourdonne, un murmure de sirène, une harmonie continue, qui est le silence d’ici, et où chaque roue met sa note, sa vibration particulière.
Inlassablement, l’eau monte emportée par l’effort du fleuve (...). C’est un rêve oublié au bord de l’eau, une poésie musicale faite de rien, d’amour, de nonchalance, de chants d’oiseaux dans les verdures mouillées, une construction d’azur et de songe, bâtie de matériaux fragiles, on ne sait pas par qui ni pourquoi, et qui ne tient en équilibre que par la puissance de rêve.
(J. et J. Tharaud, 1923, p. 103)
Les norias ont été, jusqu’à l’introduction de la motopompe dans les années 1930, le seul système hydraulique utilisé dans le secteur de Hama pour irriguer les berges de l’Oronte. Elles desservaient approximativement 2 000 hectares dans la vallée moyenne entre la ville de Rastan et le Ghab. Dans la ville de Hama, elles alimentaient les jardins ou les vergers (bustans) étendus sur les deux rives du fleuve (fig. 6) mais aussi les khans, les hammams, les fontaines publiques, les mosquées et les maisons. Elles constituaient ainsi de véritables "chaînes d’eau" reliant des domaines d’activités aussi différents que la production agricole, les services publics, les activités religieuses et domestiques (Th. Boissière, 2005, p. 104).
Le système d’irrigation avec les norias est fondé sur le mode collectif de la gestion de l’eau. Les paysans s’occupaient de la répartition de l’eau, de l’entretien des norias et du nettoyage des canaux. En effet, à part les norias appartenant au waqf (propriété de la communauté religieuse musulmane), notamment celles destinées à l’utilisation urbaine, la majorité des norias et leurs aqueducs ont été des propriétés privées et l’accès à l’eau était organisé sur une base contractuelle.
Chacune de ces norias était gérée par un fonctionnaire (al-ma’amour) qui se chargeait de lever une taxe annuelle auprès des différents bénéficiaires de manière à couvrir les frais de réparation et d’entretien.
(Th. Boissière, 2005, p. 110)
Les norias de propriété privée appartenaient aux grands propriétaires qui sont souvent les détenteurs des jardins, dont une grande partie appartenait aux grandes familles de notables de Hama. Certaines norias portent même le nom de leur propriétaire, comme la noria al Kilaniah appartenant à la famille al Kilani. Le représentant du propriétaire de la noria, ou son administrateur, était chargé de distribuer l’eau entre les groupes de paysans selon la surface à irriguer, d’organiser les réparations de l’infrastructure ou de la noria, de chercher l’équipe de menuisiers, etc. Il pouvait aussi négocier la location de la terre avec les paysans et jouer le rôle d’arbitre en cas de conflit sur l’eau. Mais, en général, l’exploitation des eaux et l’entretien des norias et de ses canaux s’intégraient dans le système de la gestion collective des ressources en eau. Une gestion dans laquelle s’impliquent directement les paysans mais aussi les notables, propriétaires des jardins, ainsi que les commerçants du souk qui avançaient les capitaux aux jardiniers. Ainsi les norias ont été au centre de ce système d’économie urbaine basée sur le commerce et la rente foncière, soit à partir des jardins de l’Oronte ou des grands domaines du monde rural appartenant à la bourgeoisie traditionnelle hamiote.
La croissance démographique, l’augmentation de la demande pour les cultures industrielles qui a accompagné le développement de l’économie du marché et le développement du capitalisme, ont mené à l’intensification de l’agriculture et à l’augmentation des surfaces irriguées. Le débit des norias ne pouvait plus répondre à la demande.
C’est dès les années 1930 que commence la concurrence entre les norias et les motopompes et, dans les années 1950, on assiste à l’utilisation massive de motopompes par les grands propriétaires, surtout avec le développement de la culture du coton dans le pays. Puis vient le grand projet d’aménagement de la dépression du Ghab à la fin des années 1950, qui a nécessité la construction de barrages sur le cours de l’Oronte en amont du Ghab, dont le barrage de Rastan, construit en 1960 et qui a provoqué la chute du niveau d’eau dans le fleuve durant plusieurs mois de l’année. Tout cela a rendu les norias inopérantes durant la longue période de l’étiage : d’où la recherche de moyens plus efficaces – les motopompes – pour assurer la continuité de l’irrigation. Au début, ces dernières ont doublé les norias qui continuaient à fonctionner lorsque le débit de l’Oronte était suffisant pour les faire tourner.
Avec le temps, c’est la motopompe qui a définitivement remplacé la noria dans le système agricole de la vallée de l’Oronte sur l’ensemble de son parcours, tout en utilisant les mêmes infrastructures : aqueducs et canaux. C’est un investissement moins coûteux que la construction d’une nouvelle noria, d’installation plus aisée, une machine mobile et plus facile à entretenir.
Au début, les motopompes ont été collectives et gérées par des groupes de jardiniers pratiquant la même gestion pour l’entretien ou la répartition de l’eau, que dans le système des norias. Mais, depuis les années 1970, on est passé au système individuel de l’utilisation de l’eau. La figure 7 (A et B) montre le passage du système traditionnel d’interdépendance des unités d’irrigation dans un réseau unique alimenté par une noria jusqu’au début des années 1960 (A), puis par les motopompes (B). On retrouve les trois types de comportement : on passe d’un type maintenant l’ancien réseau (B.1) à un système d’association entre deux jardiniers (B. 2), pour finir avec le système individuel (B. 3), même si les jardins se côtoient (Th. Boissière, 2005, p. 253).
Les groupes d’irrigants ont presque disparu du système agricole dans les jardins de Hama. Ainsi les norias, qui ne fonctionnaient plus qu’une partie de l’année, ont été condamnées à la disparition par l’introduction de nouvelles techniques plus modernes permettant d’irriguer des surfaces plus vastes et situées à une altitude plus élevée que celle des terrasses irriguées par les norias. De plus, l’extension urbaine de la ville a envahi les jardins, avec pour conséquence le fait que les jardiniers commencent à s’intéresser plus à la spéculation foncière qu’à la culture maraîchère.
Les norias se sont trouvées peu à peu hors usage ou abandonnées et touchées par le processus de délabrement. L’arrêt d’une noria, dans un climat sec qui durant plusieurs mois de l’année marque la région, provoque de nombreux dégâts sur sa structure, entièrement en bois. Les bois d’œuvre souffrent de dessiccation plus que de pourriture. En mesurant les différentes pièces de bois d’une noria arrêtée depuis plusieurs années, on constate que toutes leurs dimensions se sont rétractées d’environ un dixième de leur taille initiale (A. Delpech et al, 1997, p. 205).
On assiste depuis les années 1950 à la disparition d’une technologie multiséculaire. Actuellement, la plupart des norias de l’Oronte ont disparu. En 1970, malgré l’attachement sentimental des jardiniers qui ont essayé de garder la noria en même temps que la motopompe, il n’en restait que huit dans la ville de Hama, sur les seize qui existaient auparavant. Mais, dans les années 1980, les autorités locales de la ville de Hama ont mis en œuvre un programme de restauration des norias. Aujourd’hui, la presque totalité des norias dans l’agglomération a été restaurée. Ainsi les norias sont passées, en moins d’un demi-siècle, du statut de pilier de l’agriculture irriguée dans la vallée de l’Oronte et les jardins de Hama, au statut du patrimoine visant l’attraction touristique.
Le système de la noria est connu au Proche-Orient comme dans les pays du bassin méditerranéen ainsi qu’en Iran. Ainsi en va-t-il sur l’Euphrate, notamment en Iraq à Nawa et Haditha, où l’on voit encore les restes de batteries de norias, souvent réduites aux parties solides en pierres. Durant le Moyen Âge et même encore aujourd’hui, le paysage de la Péninsule ibérique est parsemé de norias. L’Espagne musulmane, à l’image de l’Espagne médiévale chrétienne, présentait un paysage rural doté de nombreux ouvrages hydrauliques à la fois privés et publics, alimentant jardins en eau et hammams. Cependant, Basilio Pavon écrit qu’"à l’instar des grandes roues hydrauliques de Hama et de Haditha, respectivement sur l’Oronte et l’Euphrate, qui seraient des copies plus ou moins fidèles des norias arabes antiques, nos grandes roues trouvées pendant ce siècle sur le cours des fleuves et canaux de la plaine cultivée viendraient de la na’ura islamique". [D’après l’article de Pavón Maldonado, B., Tratado d’agricultura hispanomusulmana. I. Agua, Madrid : CSIC, 1990, pp. 279-294. Article cité sur le site de la revue Qantara :
http://www.qantara-med.org/qantara4/public/index.php]
Cette technique que les arabes ont diffusée, depuis le Xe siècle, s’est répandue partout dans les territoires qu’ils dominaient, notamment au Proche-Orient, en Andalousie et en Afrique du Nord. Ainsi, Ibn al-Khatîb, dans son Ihata, écrit que "la première roue – dawlab – existant à Fez à son époque fut construite par le musulman espagnol Muhammad pour le sultan marînide Abû Yûsuf Ya‘qûb al-Mansûr ; son diamètre était considérable et de nombreux godets l’approvisionnaient". Toutefois, l’Oronte reste le "fleuve des norias" par excellence, surtout en ce qui concerne la continuité de l’utilisation de ce système traditionnel d’irrigation jusqu’aux années 1970.
Il est évident que c’est l’efficacité de ce système hydraulique traditionnel de l’utilisation de l’eau de l’Oronte qui lui a permis de perdurer, car il respecte la capacité du fleuve, pour l’agriculture comme pour la vie domestique. Les norias, ces machines aussi géniales qu’élégantes, ont joué un rôle important dans l’aménagement rural de la région de Hama jusqu’à l’introduction des motopompes au début du XXe siècle. Depuis, nombre de norias ont disparu, mais certaines sont restées et font partie du patrimoine important qui témoigne de l’ingéniosité des populations locales d’autrefois, de leur savoir-faire séculaire ainsi que de leur capacité d’adaptation aux contraintes de la nature.
Enfin, il est indispensable de protéger les norias qui restent encore à Hama, où elles sont devenues l’emblème de la ville. C’est un patrimoine vivant qui mérite d’être classé comme patrimoine mondial de l’humanité. .
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