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Indices mythologiques

 

Eau et érotisme ne sont pas étrangers l'un de l'autre. Nous pouvons essayer d'étayer cette hypothèse en puisant dans le réservoir mythologique. Cette expression du socle subconscient des civilisations nous livre quelques indices. Le plus intéressant est, sans nul doute, la naissance d'Aphrodite (Vénus), déesse de l'amour, figure emblématique de l'érotisme classique. Aphrodite est née, indirectement, de l'étreinte d'Ouranos (le ciel) et de Gaia (la terre) ; jalousement à l'affût, Chronos (le temps) tranche les parties génitales d'Ouranos et jette le tout à la mer. Aussitôt, Aphrodite surgit des flots.

Par ailleurs, les modalités de cette naissance ne sont pas sans ressemblance avec le mythe d'Isis, recherchant dans le Nil les parties démembrées du corps d'Osiris, le sexe étant la dernière pièce, celle qui permettra la résurrection d'Osiris. Une stèle romaine, relative au culte d'Isis, nous livre cette invocation : "Jeunes filles qui vénérez les eaux sacrées. Rassemblez vous toutes (...) embrassez les parties génitales de Priapus". Cette citation, extraite du passionnant ouvrage de Pascal Quignard, "Le Sexe et l'effroi", documenté aux sources, clarifie la relation entre les eaux (sacrées) et le sexe (Priape). Plus loin, l'auteur écrit : "Le plaisir (voluptas) est la nature (...) sperme ou vague où prend corps Aphrodite". Ce n'est pas un hasard, même mythologique, si la déesse de l'amour, la mère d'Éros, est née (sinon fille) des eaux.

Corinthe, lieu de prostitution sacrée jusqu'en – 146, fut célèbre dans le monde antique pour ses hétaïres (il y en aurait eu plus de mille), prêtresses d'Aphrodite. Ces prostituées sacrées étaient vénérées et redoutées. Elles apportaient leur concours aux fêtes, aux cérémonies, et les Grecs sollicitaient leurs prières et leurs sacrifices avant d'entamer un combat, une affaire ou de prendre une décision. Ici, c'est la relation mer-Aphrodite-prostitution qui s'établit. Une relation qui témoigne de comportements sexuels différents des nôtres. Ainsi, les notables consacraient leurs filles nubiles non seulement au culte d'Aphrodite, mais aussi d'à celui d'Anahita, déesse des eaux, de la fertilité et de la procréation (le lien se forme à nouveau), vénérée par les Arméniens. Dans les temples d'Anahita, ces jeunes vierges devaient se livrer à la prostitution sacrée jusqu'à leur mariage.

Autres divinités "humides et fécondantes" : les Naïades ou Nymphes des eaux. Filles de Jupiter, elles étaient toutefois mortelles, bien que vivant plus de mille ans, et peuplaient les sources, les fontaines, les rivières et les fleuves. On distinguait à part les Océanides (nymphes marines) et les Néréides (nymphes des mers intérieures). Représentées comme de perpétuelles baigneuses, jeunes, gracieuses et souvent nues, les naïades doivent subir les assauts lubriques des faunes et des satyres. On ne pourra s'empêcher au passage d'évoquer l'autre signification du mot "nymphes" (au pluriel) : il ne s'agit plus des divinités de l'humide, mais des "petites lèvres" du sexe féminin, "voiles flottant sans pouvoir occlusif véritable", propres à l'espèce humaine, et "l'un des attributs les plus touchants de la féminité", selon la définition qu'en donne le Dr Gérard Zwang.

Les Naïades composaient souvent la suite de Diane (Artemis), soeur d'Apollon, divinité complexe (elle possède plusieurs noms, chacun accolé à une allégorie différente), personnifiant la chasteté et représentée sous la forme d'une infatigable chasseresse, armée et suivie d'une meute. La nudité de Diane, lors de son bain rituel après la chasse, surprise par Actéon (chasseur initié par Chiron) coûte la vie à ce dernier. Il y a là toute une symbolique du bain, de la nudité, du regard et du désir, avec la mort pour conclusion fatale, qui a été remarquablement décrite par Pierre Klossowski dans "Le Bain de Diane".

Autre regard "mortel" ; celui de Narcisse, chasseur lui aussi, qui a repoussé les avances de la nymphe Écho. Se penchant sur l'eau d'une source pour étancher sa soif, Narcisse découvre son image et en tombe amoureux. Si l'on "décompose" les séquences du drame, on remarque que l'eau intervient comme miroir, le miroir déclenche l'illusion d'un amour impossible (fascination), et l'illusion née du regard tue Narcisse. Ambivalence de l'eau, danger du regard, action funeste de l'illusion par l'image : que peut-on trouver de plus actuel ?

Ces faits mythologiques intègrent souvent la violence, les interdits, mais ignorent le péché. Or, le péché sexuel est bien le fondement de l'érotisme en Occident, comme l'a souvent souligné André Malraux. Et quel est le symbole de ce péché, quelle que soit la religion ? Le serpent, qui est aussi symbole de l'eau. Les pères de l'Église ont-ils fait le rapprochement eau – sexe – péché ? On peut le penser, puisque vers 325, St Grégoire interdit aux vierges de se baigner nues dans la mer. Craignait-il des "reproductions" d'Aphrodite ? Plus tard, Saint Athanase interdira aux ladites vierges de se laver d'autres parties du corps que le visage et les pieds. Injonction qui marque l'un des premiers conflits entre l'hygiène et la religion.

L'introduction du péché dans la pensée occidentale sera à l'origine de deux aspects singuliers mais explicites de la relation entre l'eau et un érotisme qu'il va contribuer à développer, via les interdits : l'utilisation du bain comme prétexte à représenter la nudité et son cortège de sous-entendus, et une lutte sournoise contre les "risques" de l'hygiène, ou, plus précisément, les dangers rassemblés dans le triangle eau – sexe – soins intimes.