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LES MIROIRS D'EAU
nouveaux espaces de vie dans la ville

De l’eau sur les falaises de Coprates Chasma ? Il y a peu, les scientifiques de la NASA ont décrit des lignes sombres (recurring slope lineae) sur les pentes martiennes, lesquelles seraient le fruit d´écoulements d’eau.  Qu’est-ce qui peut bien nous pousser à chercher l’eau à plus de 75 millions de kilomètres de chez nous sinon l’envie farouche d’y découvrir la vie ?

Stéphane LLORCAJML Water Feature Design

Article extrait de l’ouvrageAménager la ville avec l'eau, pour une meilleure résilience face aux changements globaux Presses des Ponts, février 2020 (reproduction avec accord)

photo Mimèsis Design
H2o – mars 2020

 

L’histoire de l’humanité est profondément liée à l’eau car elle est non seulement nécessaire à notre survie mais elle contribue aussi pleinement à notre bien-être. Cette molécule magique est donc présente dans nos villes depuis leur origine. Elle est d’ailleurs même souvent le point de départ des communautés humaines : on se regroupe et on s’installe près d’une source, d’un lac ou d’un fleuve… Parler de ville, c’est forcément parler d’eau. Toutefois, sa présence dans l’espace urbain a significativement évolué au fil du temps. L’étude de certains lieux et de certaines réalisations nous permet ainsi de mieux comprendre cette évolution, et donc, de mieux  comprendre notre relation à l’eau. Il est frappant de voir comme l’eau raconte notre histoire.

L’eau, la ville, la vie

Environ 3 300 ans av. J.-C. la révolution urbaine est en marche. Les toutes premières agglomérations fleurissent sur les rives du Tigre et de l’Euphrate, et déjà il est clair que la maîtrise de l’eau est un facteur de développement puissant et un symbole de civilisation. Dès lors, les aménagements hydrauliques n’auront de cesse de se développer et de s’améliorer. Les premières tablettes d’écriture de cette époque décrivent même la nécessité d’entretenir les systèmes hydrauliques. Quelques milliers d’années plus tard, le mythe des jardins suspendus de Babylone d’abord, puis les jardins arabes, évoquent des lieux voluptueux où se mêlent la végétation et le chant de l’eau. Cette maîtrise de l’eau à des fins décoratives marque les débuts d’une recherche sur l’eau en tant qu’ornement. Les magnifiques jardins de l’Alhambra, en Espagne, transmettent encore aujourd’hui cette magie des lieux, où le son de l’eau se décline en d’innombrables variantes : tantôt goutte après goutte, tantôt murmure ou chuchotement, tantôt cascade. 

Les fontaines de Rome sont un autre formidable exemple de l’importance du rôle de l’eau dans la ville. Dans la Rome antique,  les atriums s’ornent de bassins et de jets d’eau ; on s’y retrouve en famille ou entre amis. À l’époque la ville de Rome est déjà parsemée de fontaines publiques. Il existe même une figure administrative, le curator aquarum, en charge de la gestion et de l’entretien du système d’adduction et de distribution d’eau.  Outre l’importance sanitaire et de bien-être que l’eau revêt au sein de la ville, les empereurs romains ont vite compris que les ouvrages hydrauliques peuvent être aussi de formidables vecteurs de propagande. L’abondance d’eau est synonyme de faste et emblème de puissance. Les fontaines monumentales, où l’eau coule à flots, impressionnent. On les installent par dizaines sur les places publiques, elles célèbrent souvent les nymphes (divinités) et sont des lieux de repos privilégiés au cœur de la cité. Cet usage des fontaines sera repris par les puissants monarques français. Les fontaines célèbrent les victoires alors que la mécanique des fluides moderne permet de mettre en œuvre des systèmes de plus en plus complexes. Les frères Francine font des miracles pour satisfaire les désirs sans fin du Roi Soleil : rien n’est trop beau, les jets jaillissent à des hauteurs folles, l’eau s’anime et danse en musique… Puis, viennent les grands travaux d’embellissement de Paris. Le tracé haussmanien donne la part belle aux fontaines, alors qu’avec l’arrivée de l’eau courante elles perdent leur fonction utilitaire. Les fontaines rendent hommage à d’illustres personnages ou bien commémorent des évènements. Elles reflètent le goût esthétique d’une époque.

Les techniques évoluent vite mais il faut attendre la fin du XXe siècle pour voir déferler un nouveau type de fontaine dans l’espace public. Cette fois l’innovation vient des États-Unis, où de talentueux architectes paysagistes mettent en scène l’eau sous des angles radicalement différents. Une des innovations les plus remarquables est celle de s’affranchir du bassin. Cette idée paraît simple, et pourtant, il fallait y penser ! Exit, la traditionnelle configuration bassin et les jeux d’eau : en 1984, à Boston, Peter Walker dessine au milieu du campus de la prestigieuse université de Harvard, une place avec des enrochements et de l’eau. C’est la Tanner Fountain. Des brumisateurs sortent directement du sol puis l’eau est récupérée et recyclée. Le concept est d’une simplicité remarquable, et pourtant il va révolutionner le monde de la fontainerie. L’Association américaine de paysagisme (ASLA, American Society of Landscape Architects) lui attribuera en 2008 le prestigieux Landmark Award qui récompense des projets remarquables ayant passé l’épreuve du temps et reconnus pour avoir contribué de manière significative à leur environnement. L’innovation réside dans la nouvelle dimension interactive que ce projet apporte. Cette configuration ouverte sera reprise avec succès en 1986 à Paris lors de la conception du parc André Citroën, où l’équipe de maîtrise d’œuvre (les architectes Patrick Berger, Jean-François Jodry et Jean-Paul Viguier, associés aux paysagistes Gilles Clément et Alain Provost) imaginera, avec le fontainier Jean-Max Llorca, une fontaine d’un nouveau genre : entre les serres, une centaine de jets d’eau jaillissent du sol. L’épopée française des "fontaines sèches" était lancée… [Une fontaine sèche est une fontaine sans bassin : les jets sortent directement du sol et l’eau est récupérée à travers des grilles ou des joints ; un circuit fermé est créé à partir d’une bâche de stockage.]

Ce rapide voyage à travers l’histoire nous a permis de rappeler, s’il en était besoin, le lien de filiation qui unit les fontaines à la ville. Au début, points de ravitaillement en eau, puis tour à tour lieux de rencontres où l’on socialise, éléments d’agrément, monuments de prestige puis aires de jeux, les fontaines rythment le vie en ville même si leur rôle et leur architecture ont évolué au fil du temps. La dimension sociologique a une influence directe sur ces ouvrages, cela s’observe dans leurs dimensions, leurs formes et leurs usages.

L’eau, la qualité de vie en ville

L’espace public est une représentation de ce qu’est une société à un moment donné. Alors de quoi parlons-nous aujourd’hui ? De mixité, de qualité environnementale, de loisirs, de sécurité… Le développement des villes est imparable, mais ces dernières subissent également des mutations socio-économiques qui impactent directement leur développement. Ces transformations doivent être soutenues par une vision politique, de grandes capacités financières et une combinaison de facteurs divers vient encore compléter ce puzzle déjà complexe. Aujourd’hui, les villes se livrent une concurrence féroce afin d’attirer les acteurs économiques et les talents qui vont soutenir leur développement. Selon Samuel Assefa, architecte en chef de la ville de Seattle aux États-Unis, le paradigme du travail a profondément changé au cours des dernières décennies : "Avant, les gens allaient où se trouvaient les emplois. Ford construisait une usine à Détroit, les gens s’installaient à Détroit puis travaillaient au même endroit pendant trente, quarante, cinquante ans. Maintenant, les jeunes cadres choisissent d’abord la ville où ils veulent vivre. Et ils privilégient les milieux créatifs, tolérants, proches de la nature, avec des activités de plein air, une vie nocturne." Il faut donc vendre une image attractive, il faut faire du "buzz", et offrir une qualité de vie remarquable. Bingo ! Nous y sommes : la qualité de vie. Cet indice se mesure selon des facteurs bien établis : transports, accès à l’éducation, environnement, offre de loisir, etc. Alors, afin de grimper dans les classements, les villes se font belles. Elles doivent séduire et la qualité de leur espace public est devenue un véritable enjeu. Par ailleurs, de nouveaux laboratoires urbains analysent finement la qualité de leurs espaces publics afin de répondre au mieux aux demandes de leurs usagers. Un bon exemple est la mise en place du laboratoire d’expérimentation urbaine de la ville de Paris, Urban Lab.

Dans ce contexte, il nous semble raisonnable d’affirmer que les fontaines ont un impact positif sur la qualité de vie au sein d’une ville. Souvent conçues dans des projets d’ensembles urbains comme des parcs ou des places publiques, elles projettent une image de modernité et de bien-être. Certains projets remarquables comme la fontaine du Millenium Parc à Chicago ou bien le miroir d’eau de Bordeaux sont même devenus des icônes et des nouveaux signes identitaires forts qui contribuent à l’image et à l’attractivité de la ville. Selon Michel Corajoud, architecte paysagiste, auteur du projet des Quais de la Garonne, "la tour Eiffel de Bordeaux, c’est le miroir d’eau". Expert en la matière, l’architecte danois Jan Gehl étudie depuis des décennies les villes et les aide à concevoir des lieux de vie pour leurs habitants. Le plan stratégique qu’il a tracé pour la ville de Copenhague, recommande de passer plus de temps dans l’espace public, et de concevoir des expériences multi sensorielles. La fontaine est au cœur de cette réflexion. 

Le formidable développement des fontaines interactives est un phénomène sociétaire : nous sommes dans l’ère de "l’entertainment" et la ville doit offrir à ces habitants du divertissement. Les fontaines sèches sont des espaces de jeux pour les enfants, ce qui fait aussi le bonheur de leurs parents… 

 

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Bordeaux – Vue aérienne de la Place de la Bourse et du miroir d’eau
photo Haut Relief

Miroirs d’eau

Les fontaines et les jeux d’eau ont donc bel et bien leur place dans les nouveaux espaces publics et c’est peut-être ce qui explique leur fleurissement dans les villes françaises. Car aujourd’hui la fontaine connaît un franc succès auprès des municipalités. L’émergence d’un nouveau paradigme urbain est certainement un moteur pour l’implantation de ce genre d’ouvrage, mais ce n’est pas le seul : l’apparition d’une nouvelle génération de fontaines a accéléré le phénomène, il s’agit des miroirs d’eau.

Il faut aller dans le sud-ouest de la France, à Bordeaux, pour découvrir l’origine de ce concept… Comme chaque matin, la place de la Bourse se réveille et la magie opère : la surface de granit se couvre en quelques minutes d’une fine pellicule d’eau. Alors commence le rituel : certains promeneurs ôtent leurs chaussures et se mettent à "marcher sur l’eau", puis des myriades d’enfants s´émerveillent lorsque l’eau disparaît et qu’un nuage géant vient les envelopper…  Le miroir d’eau de Bordeaux a été inauguré en 2006. Il s’agit d’une pièce maîtresse de la sublime promenade que Michel Corajoud et Pierre Gangnet ont conçue sur les quais de la ville. Jean-Max Llorca y a apporté son expertise de fontainier pour mettre au point ce système novateur. En effet, en termes de fontainerie, ce projet est remarquable et il mérite d’être approfondi.

L’originalité de l’approche du miroir d’eau, selon Michel Corajoud, est venue d’un constat simple : "La beauté est déjà là, il est difficile d’imaginer faire plus beau […] ; nous faisons un travail de second œuvre." Quoi de plus simple donc, que de refléter la beauté du Palais Gabriel ? Certaines images aériennes du site prises juste avant le début des travaux sont frappantes et particulièrement révélatrices de l’intense processus de transformation que connaissent les villes. Le passé industriel montre une réalité urbaine plutôt brute et hostile, alors que les nouveaux aménagements privilégient le confort et le bien-être. Le site est remarquable, à proximité d’un ensemble architectural exemplaire classé au patrimoine mondial de l’UNESCO et, bien sûr, la proximité de la Garonne. Ce schéma est difficilement reproductible et fait toute la force du miroir d’eau de Bordeaux. 

À Venise, l’Acqua Alta est le moment particulier de l’année lorsque les marées d’automne montent si haut que l’eau envahit l’espace public. Il suffit d’observer les images de la place Saint-Marc dans un moteur de recherche pour vérifier la formidable créativité du public et la capacité d’adaptation des habitants. La présence de l’eau transforme l’espace public et son usage. Ce constat a été une source d’inspiration lors du développement du projet. Le résultat dépasse cependant toutes les espérances des concepteurs et a remporté d’emblée un énorme succès auprès des Bordelais.  

En 2010, l’agence TVK, associée au fontainier Jean Max Llorca, va également inclure un miroir d’eau dans son projet d’aménagement de la place de la République à Paris. Ce sera le premier miroir d’eau dans la capitale. La place de la République est un lieu emblématique dans la mémoire collective des Parisiens. [Pourtant peu de Parisiens le savent] au XIXe siècle la place se dénommait "place du Château-d’Eau" en référence à une fontaine installée en 1811 au centre de la place [une rue adjacente porte toujours le nom de Château-d'eau"]. Cette fontaine avait à l’époque une fonction utilitaire (alimentation en eau du quartier) et décorative. Elle sera par la suite agrandie selon un tracé d’Haussmann en 1874, puis finalement déplacée en 1880 pour laisser la place au monument à la République des frères Morice. Toutefois, l’eau ne disparaîtra jamais de la place car en 1883, deux bassins d’agréments rectangulaires seront installés de part et d’autre du monument.  Dès lors la physionomie de la place changera peu jusqu’en 2010… c’est-à-dire jusqu’au nouveau projet de l’agence TVK. 

L’eau fait partie de l’histoire de cette place urbaine. Au fur et à mesure de ses métamorphoses, les fontaines se sont déplacées, elles ont été modifiées, voire supprimées… mais l’eau revient toujours. La suppression des bassins rectangulaires dans le projet de TVK va même générer une certaine polémique. Dans ce contexte il est normal que l’eau soit une des composantes du projet lauréat. Eh oui, elle est encore là ! Mais sa présence est radicalement différente des fontaines qui ont existés par le passé. Selon Pierre Alain Trévelo et Antoine Viger-Kohler, le réaménagement de la place de la République s’appuie sur le concept d’une scène ouverte aux multiples usages urbains. La nouvelle place fabrique un paysage à grande échelle qui la transforme en équipement métropolitain : un plateau d’évolution disponible et appropriable. Un axe réaffirmé́ associe la statue de Marianne, le miroir d’eau et l’alignement des arbres. Dans ce projet il existe une réelle volonté d’utiliser l’eau pour ses vertus climatiques, sociales, récréatives et esthétiques. Deux interventions bien distinctes reprennent toutes deux un langage commun : la modernité et la flexibilité. Tout d’abord, le projet inclut la remise en valeur de la statue de la République avec un nouveau socle qui prend la forme d’un grand bassin circulaire avec une margelle. Quoi de plus naturel que de s’asseoir au bord de l’eau ? De plus, le bassin est à débordement : l’eau est au même niveau que l’assise ce qui facilite un contact direct. Ce détail peut paraître anodin, cependant il permet non seulement de renforcer l’expérience vitale vécue par le public, mais aussi de transmettre un aspect contemporain et moderne à l’ouvrage. D’ailleurs, en s’approchant, on peut constater que rien ne dépasse : il y a très peu d’eau, les petits geysers bouillonnants sortent directement du revêtement et les luminaires sont encastrés. C’est robuste et impeccable. 

L’ajout d’un bassin autour d’un monument historique est un pari audacieux (et d’autant plus lorsqu’il s’agit d’un monument comme celui-ci !). Cependant, lorsqu’un ami m’a récemment dit qu’en s’asseyant sur la margelle il a découvert les remarquables hauts-reliefs en bronze de Léopold Morice, j’ai pensé en moi-même que le pari des architectes était gagné ! L’épreuve du temps jugera de la pertinence de cette intervention, alors peut-être que dans une centaine d’années, lorsque de nouveaux travaux modificatifs seront effectués, le bassin aura pris de la valeur au yeux de l’histoire…

La deuxième fontaine se situe sur le parvis ouest de l’esplanade, face au pavillon-restaurant. Une fine lame d’eau (quelques millimètres) court sur le parvis en pente douce. C’est délicat. Comme un ruisseau en plein centre-ville, mais suffisant pour entendre l’eau s’écouler dans le caniveau de retour. Il s’agit en fait d’une variante du miroir d’eau de Bordeaux. Dans ce cas, la monopente du projet de la place devient un atout. Le miroir d’eau s’incline de quelques degrés, et s’insère dans le calepinage de la place, comme une empreinte dans le dallage. L’effet réfléchissant fonctionne. Et lorsque l’on se positionne dans l’axe sud-ouest/nord-est, il est facile d’obtenir un cliché spectaculaire du monument de la République qui se reflète dans l’eau. En quelques clicks une superbe image peut être relayée sur les réseaux sociaux et faire le tour de la planète... Les followers vont envoyer des likes et vont promouvoir, sans s’en rendre compte, la beauté de Paris ! 

Enfin, cerise sur le gâteau, un effet de brume installé dans le caniveau supérieur ajoute une touche de magie et de fraîcheur. Le tour est joué…

Le miroir d’eau de la place de la République offre une flexibilité maximale en termes d’usage : les nombreuses manifestations qui ont lieu sur cet espace imposent une polyvalence totale. Il suffit d’arrêter le système et, en quelques minutes, l’espace est sec et disponible… La construction est robuste : le dallage est le même que celui qui est employé pour le reste de la place.  La fontaine se fond littéralement dans cette nouvelle scène urbaine. Elle est même invisible à certains points de vue. L’implantation d’une nouvelle fontaine avec un cahier des charges aussi exigeant est bel et bien un tour de force. La configuration du miroir d’eau est une réponse intelligente pour ce site. D’ailleurs il n’est pas anodin que la couverture de la brochure de la Ville de Paris pour communiquer sur la résilience de la capitale utilise l’image du miroir d’eau de la place de la République ! La place de la République est une des plus grandes places de Paris : environ 33 000 mètres carrés. L’eau des fontaines occupe moins de 1 % de la surface totale. C’est presque anecdotique et pourtant, l’impact positif sur le public est très fort. Il est probable que si l’on devait quantifier cet impact sur une échelle de valeur, la présence de l’eau serait nettement supérieure à 1 %...

Le succès des miroirs d’eau de Bordeaux puis de Paris va déclencher une véritable fièvre nationale puis internationale : à Nantes, Montpellier, Issy-les-Moulineaux, Doha, Perth ou Beijing, les villes adoptent avec ferveur ces fontaines d’un nouveau genre. La dernière réalisation en date est le jardin Nelson-Mandela à Paris, au cœur du nouveau quartier des Halles. Le Forum des Halles un incroyable tissu hyper-urbain qui regroupe une multitude d’activités : commerces, équipements culturels, hub de transport. La construction de la Canopée et la rénovation du centre commercial ont redonné un nouveau souffle à cet espace bouillonnant et intense. En surface, c’est l’agence parisienne SEURA qui a piloté le projet de réaménagement des jardins. Les espaces publics sont défragmentés et désencombrés et l’eau est sculptée par des bordures géométriques de quelques centimètres. Quatre bassins, chacun avec sa propre géométrie,  s’inondent puis se vident dans une chorégraphie programmée et renouvelée. L’eau donne le ton. Elle anime et rythme l’espace en apparaissant et disparaissant. Ces petits miroirs forment un ensemble cohérent avec un langage architectural caractéristique à ce projet. Le premier miroir a été mis en route à la fin de l’été 2018 : il a vite été pris d’assaut par les enfants du quartier et les promeneurs en quête de selfies.

 

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Paris – Bassin à débordement et miroir d’eau de la place de la République
photos Agence TVK

Résoudre des équations complexes

Jouer avec l’eau paraît simple, en apparence… Le rôle du fontainier est de concevoir des systèmes performants qui permettent une bonne recirculation (l’eau n’est jamais perdue mais bien constamment renouvelée !), tout en respectant des critères esthétiques. Jouer avec l’eau est donc un savant mélange de technique et de grâce.

J’aime particulièrement la définition de Dianne Pilgrim, directrice du Musée Cooper-Hewitt Smithsonian à New York, qui, parlant des fontaines, dit : "Fountains unite the physical and inspirational aspects of water to play a fundamental role in enhancing the human environment. Fountains harmonize water and design." [Les fontaines unissent les aspects esthétiques et métaphysique de l’eau et jouent un rôle fondamental en améliorant l’environnement des êtres humains. Les fontaines unissent l’eau et le design.] Cette approche anthropologique est appropriée, car c’est bien l’humain qui est cœur du travail du fontainier. Il s’agit de faire du beau. Pour le plaisir des sens.

C’est sans doute ce rapport à l’humain qui rend notre travail aussi fascinant. À la limite de l’addictif ! L’eau a la capacité d’activer un espace public, ou bien de l’apaiser. Il paraît que les Inuits ont plus de douze mots pour désigner la neige… Eh bien le fontainier a lui aussi un palette extrêmement riche pour traduire le langage de l’eau. Lawrence Halprin, figure incontournable de l’architecture paysagiste moderne et grand visionnaire, la décrit ainsi :  "It can gurgle, splash, go plop, plop, plop, fshzzzsh, and spaatzzz!" Mais attention : travailler avec l’eau est certes fascinant, cependant beaucoup de paramètres sont à prendre en compte, sous peine de prendre une douche froide... Car une fontaine est un condensé de technique. Il faut gérer des problèmes de structure, d’étanchéité, d’architecture, de revêtements, de mécanique, d’hydraulique et d’électricité, et tout cela dans un espace restreint, et le plus souvent dans des conditions critiques comme sur le projet des Halles à Paris où les ouvrages de bassins sont posés sur la dalle du forum. Il s’agit donc d’une équation complexe, à laquelle il faut incorporer un autre paramètre fondamental : l’entretien et la maintenance.

En effet, chaque fontaine est équipée d’un local technique qui regroupe l’ensemble des éléments électromécaniques qui sont nécessaires à son fonctionnement. La conception d’une fontaine doit donc nécessairement intégrer, dans son développement initial, le remplacement des pièces défectueuses ou usées ainsi que le nettoyage régulier des installations. Cela paraît évident, malheureusement la réalité est toute autre. Une mauvaise conception peut condamner un projet. De plus, alors que les fontaines sont le plus souvent entretenues en régie municipale, les villes manquent de moyens pour faire face à l’avalanche de miroirs d’eau et autres dispositifs complexes. Les nouveaux équipements ne s’accompagnent pas forcément de moyens supplémentaires (budgétaires, humains ou matériels), bien au contraire. Il existe bel et bien une distorsion entre la commande politique et la réalité du terrain. Rien de très nouveau ma foi…

En tant que maître d’œuvre spécialisé en fontainerie, j’aurais évidement plutôt tendance à relever les aspects positifs, mais c’est aussi mon rôle, en tant qu’expert, d’éclairer et orienter la décision publique afin de trouver le juste équilibre entre innovation et réalisme de terrain. C’est donc un travail de funambule permanent qu’il faut réaliser. L’expérience des villes et des équipes municipales peut être une source d’information extrêmement enrichissante, mais malheureusement elles sont souvent peu propices à partager leur savoir…

Il existe un autre aspect critique à prendre en compte : la sécurité des usagers. Je pense particulièrement aux enfants qui jouent de manière très spontanée dans les fontaines. Car les nouvelles configurations ouvertes des fontaines sèches ou bien des miroirs d’eau posent de nouveaux problèmes : la possibilité de toucher l’eau rend ces ouvrages extrêmement attractifs, comme de petites friandises urbaines et, en jouant, les enfants vont boire de petites quantités d’eau, la qualité sanitaire est donc est un élément fondamental. D’une façon générale, les fontaines publiques fonctionnent avec de l’eau potable. Le remplissage s’effectue directement sur le réseau de ville, puis l’eau est recyclée, filtrée et traitée chimiquement, comme une piscine. Les systèmes mis en place permettent de fonctionner avec une qualité d’eau acceptable et suffisante pour cet usage. Un bémol cependant, il n’est pas possible de maintenir un équilibre et une désinfection de l’eau dans les limites définies par les dispositions réglementaires applicables aux piscines et pataugeoires. En effet, la configuration ouverte rend cet objectif impossible. Une fontaine est soumise à une pollution urbaine importante : tout d’abord des papiers et déchets présents en surface qui sont drainés dans le système car malheureusement de nombreux citadins utilisent les fontaines comme des poubelles. Ensuite, les usagers vont pénétrer dans la fontaine habillés et chaussés, à la différence des pataugeoires où le public est en maillot de bain, pieds nus et où il est obligatoire de prendre une douche avant d’accéder aux installations. La quantité de matière transportée par l’environnement urbain est donc nettement supérieure à celui protégé d’une piscine ou d’une pataugeoire. Il est très difficile, voire impossible, d’atteindre les exigences chimiques et bactériologiques qui sont fixées pour ce genre d’ouvrage et de les appliquer aux fontaines publiques.

Curieusement, il n’existe pas de cadre législatif qui définisse clairement les obligations réglementaires liées à la construction de fontaines dans l’espace public. Il existe bien un code des bonnes pratiques, mais celui-ci est variable en fonction de l’expérience et de l’appréciation du maître d’œuvre… Alors est-ce vraiment nécessaire de définir un cadre légal pour les fontaines ? Pourquoi pas, mais attention aux effets pervers : dans certains pays, des codes mal rédigés (d’ailleurs souvent copiés sur les standards existants pour les piscines publiques ou pataugeoires) ont rendu impossible et exorbitante la construction de fontaines dans l’espace public ! Une exception vient néanmoins confirmer la règle : le ministère en charge en France de la santé a publié en août 2017 un arrêté relatif aux règles techniques et procédurales visant à la sécurité sanitaire des systèmes collectifs de brumisation d'eau. Cette technologie, qui consiste à vaporiser des gouttelettes d’eau très fines dans l’atmosphère, est utilisée de plus en plus fréquemment dans nos villes. Il s’agit d’un système efficace pour lutter, notamment, contre les effets d’îlots de chaleur. L’eau est pulvérisée à très haute pression en microgouttelettes, ce qui la rend très volatile. Ces aérosols peuvent transmettre certaines bactéries dangereuses pour l’homme, comme la Legionella pneumophila. L’arrêté ministériel fixe des règles claires qui permettent de garantir un niveau de qualité,  sans pour autant pénaliser l’installation de cette technologie dans le cadre de projets urbains. 

Les fontaines publiques s’insèrent dans un environnement de plus en plus complexe et, pourtant, la demande pour ce type d’ouvrage ne cesse de croître ; la forte croissance des villes elle-même laisse à penser que cette tendance va continuer, voire même s’accélérer. Quelles sont donc les raisons fondamentales d’un tel succès ?

 

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Figures d’eau et figures tout court
photos metlesloulous / Instagram (gauche) et Ville de Bordeaux (droite)

Aujourd’hui, les fontaines

Les nouvelles fontaines, de type miroir d’eau, bousculent les règles d’usage de l’espace public. Ce sont avant tout des espaces de liberté. Un miroir d’eau, c’est tour à tour une scène de théâtre, une piste de danse, une pataugeoire urbaine pour les enfants, un nuage qui rafraîchit, un plateau de télévision ou le support d’une installation artistique. La variété des usages est extraordinaire, et la créativité du public est surprenante ! C’est un espace citoyen, qui plus est gratuit.

La modularité est bien une des raisons du succès de ce genre d’ouvrage. Les villes en sont friandes car ils permettent une extraordinaire souplesse. En ville, chaque mètre carré compte et l’agenda des activités explose littéralement : foires, marchés, expositions, activités ludiques et culturelles, évènements, manifestations, etc. La polyvalence est reine. Dans ce contexte, la construction de grands bassins qui mobilisent l’espace urbain et sont compliqués à entretenir ne sont plus viables.

Enfin, l’importance de la construction durable dans le débat public a donné, paradoxalement, de la valeur aux fontaines publiques. En effet, l’implantation de nouvelles fontaines est discutable dans la mesure où il s’agit d’une consommation supplémentaire d’eau potable, un "usage de confort" d’aucuns diront. Alors même que le problème avec l’eau douce est qu’on ne peut en fabriquer davantage, l’équation de l’augmentation démographique devient vite la priorité absolue. Des tensions sont certes à prévoir dans certaines régions même françaises, mais il faut quand même mettre en perspective la consommation d’une fontaine à une échelle urbaine : la métropole de Bordeaux compte 750 000 habitants, répartis sur 28 communes dont Bordeaux ; 170 000 mètres cubes d’eau sont distribués chaque jour sur ce territoire. La consommation journalière du miroir d’eau représente quant à elle environ 20 mètres cubes par jour tout compris, les opérations diverses, le nettoyage des filtres et même l’évaporation, ce qui représente environ 0,01 % de consommation totale de la métropole. L’empreinte écologique est donc relative. En réalité, l’impact psychologique est bien supérieur à l’impact réel des fontaines sur leur environnement car il est encore commun de penser qu’il s’agit d’un robinet ouvert en permanence et que la précieuse ressource n’est pas recyclée. 

Il faut également parler des aspects positifs (en plus du rôle esthétique expliqué antérieurement). Les fontaines sont ainsi, par exemple, un formidable outil pour la lutte contre les îlots de chaleur urbains. Dans le contexte actuel de réchauffement climatique, ce phénomène est devenu un réel enjeu pour les villes. L’usage de la brumisation ou bien de fontaines sèches permet de créer des microclimats et des zones de fraîcheur qui contribuent à la lutte contre ce fléau urbain.

Les fontaines de nouvelles générations font également preuve d’une grande capacité de résilience. Elles peuvent résister aux perturbations climatiques, tout autant qu’aux manifestations et actes de vandalisme. Les systèmes de fontainerie évoluent et deviennent de plus en plus performants. La collecte de données (climatiques, défauts techniques, consommations, etc.) peut être une piste pour "nourrir" l’intelligence de ces ouvrages, car oui, vous avez bien lu : les fontaines sont d’ores et déjà des ouvrages connectés qui peuvent intégrer des systèmes informatiques de dernier cri. La robotique a même fait son entrée dans le domaine ces dernières décennies : des ajutages qui s’inspirent de la robotique industrielle font danser l’eau sur les musiques de Michael Jackson. À l’aube de la troisième révolution industrielle et de la montée en puissance de l’intelligence artificielle, il est à prévoir que les fontaines de demain intégreront de nouvelles technologies pouvant révolutionner leur fonctionnement. Alors, pourquoi pas imaginer des fontaines qui intègrent des systèmes intelligents, capables d’apprendre et de s’adapter à leur environnement ?

J’ai choisi de clore cette brève histoire des fontaines avec une image : une photo qui exprime parfaitement le champ des possibles et la beauté éphémère que les fontaines génèrent en ville. En septembre 2017, l’artiste franco-argentin Pablo Reinoso posait ses bancs spaghettis pour quelques jours sur le miroir d’eau de Bordeaux. Selon lui, en suivant les jeux d’eau induits par les différents états de la fontaine, l’installation permet de s’extraire de la ville par l’imaginaire…

Que la ville est belle ! ▄  

 

 L'auteur
Stéphane Llorca est le directeur de JML Water Feature Design. Avec son équipe, il transforme l’espace public avec l’eau. Formé par Jean-Max Llorca aux techniques de la fontainerie, Stéphane est un polyglotte et un voyageur. Il pilote l’ensemble des activités de JML en France et à l’étranger. L’agence est reconnue pour la qualité de ses projets et son esprit innovant. En 2019, JML est lauréat du projet Site Tour Eiffel à Paris avec l’équipe Gustafson Porter + Bowman.

JML Water Feature Design

 ResSources
Aménager la ville avec l'eau, pour une meilleure résilience face aux changements globaux – Presses des Ponts, 2020

L’hydraulique dans les civilisations anciennes, 5 000 ans d’histoire – Pierre-Louis Viollet, Presses des Ponts, 2000
Eau, culture et civilisations – Académie de l’eau, Paris
Grandes villes et bon sentiments – Benoît Bréville, Le Monde diplomatique, 2017
Pour des villes à échelle humaine – Jan Gehl, 2010, traduit de l’anglais par Nicolas Calvé, Les Éditions Écosociété, 2012

Fontaines et miroirs
Crown Fountain, Millennium Park, Chicago – Jaume Plensa
Tanner Fountain, Harward University – PWP Lanscape Architecture, Artist: Joan Brigham, Fountain: Richard Chaix
Le miroir d'eau de la place de la Bourse, Bordeaux – JML Water Feature Design
À boire, à voir. À la découverte des fontaines parisiennes – Exposition Eau de Paris, 2013
Place de la République – Agence TVK 

ci-dessous – Le banc spaghetti de Pablo Reinoso sur le miroir d’eau de Bordeaux
photo Rodrigo Reinoso 

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