par Henri SMETS
membre de l’Académie de l’Eau
Sources Nouvelles, IRC – mars-avril 2004
H2o – mai 2004
Dans le cadre du Sommet de Johannesburg, les pays développés et les
pays en développement sont convenus de réduire de moitié avant 2015 la
proportion de personnes sans approvisionnement en eau potable ou sans
assainissement de base dans chacun de leurs pays. Il en résulte que les
pays où l’accès à l’eau est le plus faible auront à accomplir les
efforts les plus grands et qu’ils seront d’autant plus difficiles à
financer que le coût le plus élevé serait à la charge des pays les plus
pauvres.
Le coût des investissements nécessaires pour satisfaire dans les pays
en développement aux objectifs adoptés à Johannesburg a fait l’objet
des plusieurs estimations assez sommaires. Plusieurs méthodes ont été
utilisées mais sont rarement explicitées. Les données sur lesquelles
ces estimations sont calculées ne sont généralement pas disponibles.
Tout le monde sait que ces estimations sont fragiles mais rares sont
ceux qui n’avancent pas un chiffre à l’appui de leurs thèses. Les
diverses estimations des dépenses à consentir pour satisfaire aux
objectifs de Johannesburg sont comprises entre 10 et 30 milliards de
dollars par an en plus des dépenses d’investissement actuellement
consenties pour donner accès à l’eau potable et à l’assainissement
(environ 8 à 15 milliards de dollars par an).
Il n’est pas indifférent que 7 ou 20 milliards de dollars de plus
par an soient dégagés chaque année pour l’eau si l’on admet que le
supplément d’aide au développement qui sera alloué pour combattre la
pauvreté dans tous ses aspects n’est que de 16 milliards de dollars par
an et que l’accès à l’eau ne constitue que l’un des multiples objectifs
à satisfaire en matière de développement économique et social
(Objectifs du Millénaire).
Le calcul du coût des investissements à mettre en place pour l’eau
des ménages dépend d’une estimation de la population déjà desservie et
à desservir dans l’avenir dans les zones urbaines et rurales, du type
d’investissements à prévoir et du coût unitaire des investissements
selon le service rendu. Ces différentes grandeurs sont mal connues et,
par conséquent, les estimations peuvent varier dans de larges
proportions. S’il peut être utile pour les uns de “gonfler” les
estimations pour obtenir plus de crédits, il est décourageant pour
d’autres d’imaginer que la solution des problèmes fondamentaux d’accès
à l’eau soit hors de portée dans les délais fixés compte tenu des
multiples autres priorités à satisfaire.
Le calcul direct des investissements à prévoir au titre des
objectifs de Johannesburg amène à conclure qu’il sera nécessaire de
doubler les investissements actuels pour améliorer l’accès à l’eau et
l’assainissement dans les pays en développement. Plus précisément, il
faudra faire passer les investissements pour le branchement des
personnes non desservies de 10 à 20 milliards de dollars par an dans
les pays en développement. Cette estimation est intermédiaire entre
celles faites par le WSSCC et celles provenant de la Banque mondiale.
Elle paraît réaliste mais est évidemment entachée d’incertitudes. Par
ailleurs, ce montant ne comprend pas les investissements destinés à
maintenir les réseaux actuels en fonctionnement, les investissements de
traitement des eaux usées et les investissements pour l’eau utilisée
par l’agriculture, l’industrie ou les services.
Si l’on accepte cette estimation, il convient de vérifier dans quelle
mesure les pays en développement sont en mesure de financer les
nouveaux investissements pour l’eau des ménages et dans quelle mesure
les pays développés pourront leur apporter une aide. En 15 ans, la
croissance économique dans la plupart des pays concernés devrait leur
permettre d’augmenter leurs investissements dans le secteur de l’eau et
de financer dans une large mesure l’augmentation envisagée des dépenses
nécessaires pour atteindre les objectifs de Johannesburg dans le
domaine de l’eau.
Dans le cas de l’Afrique sub-saharienne, qui a des problèmes
importants d’approvisionnement en eau potable et d’assainissement, la
croissance économique prévue est malheureusement insuffisante pour
financer les investissements à réaliser. Dans ces conditions, il ne
suffira pas de poursuivre les tendances actuelles et il faudra demander
aux parties concernées d’augmenter leurs contributions financières de
sorte à aboutir à une couverture intégrale des coûts des
investissements importants à réaliser dans ces pays.
La partie des investissements prise en charge au plan national sera
répartie entre les contribuables (subventions), les usagers déjà
desservis (péréquation tarifaire) et les nouveaux usagers (droits de
branchement). En Afrique, beaucoup de nouveaux usagers sont extrêmement
pauvres et ne pourront pas consacrer plus d’un ou deux pour cent de
leurs maigres revenus aux investissements effectués à leur bénéfice
dans le secteur de l’eau, ce qui n’en représente qu’une faible part.
Les autres usagers pourront supporter, au titre de la solidarité
nationale, une augmentation de leurs dépenses pour l’eau en vue de
financer le coût de ces nouveaux investissements. Toutefois ce
transfert est limité car la plupart des usagers desservis en eau ne
sont pas prêts à consacrer une part significative de leurs revenus pour
subventionner l’eau des plus pauvres. Pour parvenir au résultat
recherché, il suffirait sans doute que les usagers déjà desservis
acceptent de payer leur eau à son vrai coût et non à un coût
subventionné.
L’augmentation du prix de l’eau – dans un premier temps, pour
couvrir les coûts de fonctionnement et dans un deuxième temps, pour
amortir les investissements – est une politique qui n’a pas eu beaucoup
de succès dans les pays en développement car elle aboutit
principalement à augmenter le prix de l’eau pour les moins pauvres qui
ne sont pas prêts à abandonner leur privilège. Aussi peut-on conclure
que si la solidarité des riches envers les pauvres est admise par tous,
elle ne financera qu’une part limitée de l’eau des pauvres car les
riches ne consentiront, au bénéfice de l’eau des plus pauvres, qu’à une
faible augmentation du prix qu’ils payent eux-mêmes pour l’eau.
Une autre solution consisterait à augmenter la part des subventions
gouvernementales dans les services de l’eau, services qui sont déjà
fortement subventionnés. Ceci implique de consacrer à l’eau une plus
grande part des investissements publics et de réduire d’autres dépenses
publiques. Comme les dépenses publiques dans des domaines connexes
prioritaires, telles que la santé publique, sont assez faibles dans les
pays les plus pauvres, il sera difficile de dégager des ressources
importantes pour l’eau par une simple réallocation budgétaire. Une
autre voie serait d’augmenter les déficits budgétaires et l’inflation
faute d’une augmentation adéquate des impôts. On constate que ces
approches ne peuvent être menées durablement dans le cas de pays très
pauvres.
Pour compléter les moyens financiers nationaux qui se révèlent
insuffisants dans les pays les moins avancés, il sera nécessaire
d’augmenter l’aide internationale pour améliorer l’approvisionnement en
eau et l’assainissement. Compte tenu du fait que l’augmentation prévue
de l’aide au développement pour combattre la pauvreté est de l’ordre de
16 milliards de dollars par an et que seule une partie de cette
augmentation (au maximum 25 %) pourra raisonnablement être consacrée à
l’eau, le volume maximum prévisible d’augmentation de l’aide pour l’eau
ne pourra sans doute pas excéder environ 4 milliards de dollars par an.
Lorsque l’on met ensemble les différentes contraintes financières,
il apparaît possible de financer un accroissement des investissements
dans le secteur de l’eau dans les pays en développement à concurrence
de 10 milliards de dollars par an en faisant appel à la solidarité tant
au plan national qu’au plan international. À cette fin, il faudra
recourir à des techniques peu coûteuses et veiller à desservir un
maximum de personnes dans le cadre des enveloppes financières
disponibles. Plus les programmes d’investissements dans le secteur de
l’eau seront coûteux, moins il sera possible d’atteindre les objectifs
de Johannesburg car il semblera difficile possible de dégager des
ressources financières additionnelles importantes.
Le cas des pays les moins développés mérite une attention particulière
du fait des problèmes aigus de pauvreté et de santé publique qui s'y
posent. Les investissements nécessaires pour satisfaire aux objectifs
de Johannesburg dans le domaine de l’eau sont estimés à environ 3,4
milliards de dollars par an en Afrique sub-saharienne et concernent
pour l’essentiel une population très pauvre dont le revenu journalier
est bien inférieur à 1 dollar par habitant. Selon les objectifs de
Johannesburg, il faudra fournir l’accès à l’eau à 320 millions de
personnes en 15 ans. Si ces personnes consacrent 1 % de leurs faibles
revenus aux investissements dans le secteur de l’eau, leur contribution
financière pourrait atteindre 640 millions de dollars par an. Les
contribuables et les autres usagers de l’eau pourraient probablement
consacrer 0,5 % du PIB aux investissements additionnels dans le secteur
de l’eau, ce qui impliquerait une augmentation de 30 % de leurs
dépenses pour l’eau afin de financer l’eau des pauvres (1,6 milliard de
dollars par an). Pour couvrir l’intégralité des coûts
d’investissements, il faudra que l’aide additionnelle atteigne 1,2
milliard de dollars par an. Comme l’aide actuelle pour l’eau en Afrique
sub-saharienne n’est que de 600 millions de dollars par an, il faudrait
que cette aide soit triplée et prenne la forme de dons. Si le coût des
investissements à réaliser est plus élevé que celui évoqué ci-dessus,
l’augmentation de l’aide devra être encore plus élevée, ce qui posera
des difficultés aux pays donateurs.
Au cours des dernières années, les pays industrialisés ont réduit leur
aide pour l’eau et, au même moment ils se sont fixé des objectifs
ambitieux en matière d’accès à l’eau, objectifs d’autant plus ambitieux
que l’essentiel de l’effort devait être fait dans les pays en
développement.
S’il va de soi que la solidarité internationale doit suppléer à
l’absence de moyens financiers dans les pays les moins avancés, les
pays industrialisés n’ont pas pris jusqu’ici des engagements concrets
en matière de financement de l’aide pour l’eau. Or, sans un
accroissement important de cette aide, il sera impossible de satisfaire
aux objectifs de Johannesburg et sans un engagement ferme d’augmenter
cette aide, les pays en développement risquent de ne pas engager les
réformes souhaitables en matière de gouvernance et de santé publique.
L’analyse effectuée montre qu’il est nécessaire que les pays
développés doublent leur aide pour l’eau et financent donc une aide
supplémentaire de 3,4 milliards de dollars par an afin de permettre aux
pays en développement d’atteindre les objectifs de Johannesburg dans le
domaine de l’eau. À cette fin, ils pourront utiliser une part de
l’augmentation envisagée des crédits d’aide au développement qu’ils se
sont engagés à financer. Simultanément les pays en développement
devront mettre en place les mécanismes qui financeront leur part dans
ces investissements nouveaux. Ils devront augmenter le prix de l’eau ou
les impôts plutôt que les déficits publics et améliorer la gouvernance
de l’eau pour que les investissements soient gérés de façon durable.
Sans une action des uns et des autres, l’accès à l’eau ne sera pas
suffisamment amélioré et les objectifs de Johannesburg ne seront pas
atteints.
L’augmentation indispensable de l’aide pour l’eau devrait être
modulée selon l’étendue des besoins de sorte que les pays les plus
pauvres, par exemple, ceux d’Afrique sub-saharienne, bénéficient au
minimum d’un triplement de l’aide pour l’eau pour atteindre 1,8
milliard de dollars par an alors que l’aide pour l’eau dans son
ensemble serait seulement doublée.
S’il ne paraît pas possible d’aboutir rapidement à un accord au plan
mondial pour augmenter de manière substantielle l’aide pour l’eau, il
faudra néanmoins venir en aide aux pays les plus démunis sans se
préoccuper de l’attitude adoptée par d’autres pays. La solidarité à
l’égard de l’Afrique en matière d’accès à l’eau est un domaine dans
lequel l’Europe et, en particulier, la France pourraient jouer un rôle
plus important en prenant des mesures concrètes en harmonie avec les
déclarations officielles. Ceci ne se conçoit que dans la mesure où
cette aide répond à une demande de la part des populations directement
concernées car les demandes émanant des administrations centrales
semblent plutôt privilégier d’autres secteurs.
La France pourrait augmenter ses activités de coopération au niveau
central dans le domaine de l’eau, dont le volume a beaucoup régressé
aux cours des dernières années, et encourager également la coopération
décentralisée. Elle pourrait donner l’exemple en fixant des objectifs
quantifiés pour l’accroissement de son aide bilatérale pour l’eau,
notamment à l’égard de ses partenaires en Afrique. Elle pourrait
soutenir plus fortement les ONG françaises dans leurs actions en
Afrique dans le domaine de l’eau et faciliter les actions des agences
de l’eau et des entreprises françaises du secteur de l’eau sous forme
d’une contribution assise sur les volumes d’eau consommés et destinés à
des actions humanitaires.
Malgré les difficultés budgétaires actuelles, la France pourrait se
fixer l’objectif de consacrer 100 millions d’euros supplémentaires par
an dans le secteur de l’eau en Afrique sub-saharienne, ce qui lui
permettrait de prendre en charge le quart des investissements
nécessaires pour améliorer l’accès à l’eau dans ces pays.
La proposition française d’un Observatoire de l’eau pourrait être
mise en œuvre sous forme d’un audit des projets d’aide pour l’eau menés
en coopération avec la France dans quelques pays d’Afrique. Un tel
audit serait effectué avec la participation des acteurs du
développement ainsi que les partenaires africains.
Une politique plus solidaire dans le domaine de l’eau implique que
la France prenne des initiatives sans attendre que tous les pays
industriels agissent comme elle. L’accès à l’eau a une dimension
humanitaire qui exige une démarche généreuse qui serait concertée avec
d’autres pays prêts à agir de même et sans tarder. En particulier, il
serait bon que chaque citoyen européen se sente responsable de fournir
l’accès à l’eau à un citoyen africain qui en est dépourvu ou les moyens
financiers qui permettront de progresser dans cette voie.
Il serait très souhaitable que la France et plus généralement
l’Europe fasse le “geste d’humanité des riches à l’égard des pauvres”
dont parle le Président J. Chirac en vue de faire sortir au moins une
partie des plus démunis des cauchemars de la faim, de la misère et de
la maladie qu’entraîne le manque d’eau saine. .
|