Pierre MAINH2o – juillet 2000
La création d’un fonds d’investissement dédié au secteur de l’eau a suscité quelques interrogations. La démarche de l’émetteur apparaît à certains comme cynique ; et elle l’est en effet puisqu’elle s’appuie sur l’analyse, sèche mais logique, du réel. D’où une question "vertueuse" : la morale est-elle soluble dans l’élément liquide ? Le débat est ouvert, mais ce produit financier n’est ni moins légitime, ni moins pertinent que d’autres, pourtant parés de valeurs "éthiques" ou humanitaires.
Dans l’univers de l’épargne et des placements financiers, un fonds d’investissement n’est ni plus ni moins qu’un produit collectif, construit par une banque, généraliste ou spécialisé, et dirigé par un gérant dont l’objectif est, soit de battre ou répliquer un indice, soit faire mieux que d’autres fonds spécialisés. Le groupe bancaire Pictet, établi en Suisse depuis 1805, gère une cinquantaine de fonds, représentant 13,5 milliards de CHF en dépôt. Parmi ces fonds, quatre sont typés sectoriels, donc spécialisés sur un secteur précis de l’activité économique. La banque vient d’y adjoindre un cinquième : Water Pictet Global Sector Fund. C’est le premier mot qui choque : eau. Peut-on spéculer sur l’eau, et n’en faire qu’un bien marchand, une matière première comme une autre, pas plus noble que le zinc ou le cuivre, mais devenue plus prometteuse que l’or ou l’argent ? Notons au passage que la question se pose également pour l’air, mais ce dernier élément n’est pas, pour le moment, en ligne de mire.
Àlors, pourquoi l’eau, pourquoi pas l’eau ?
Ce n’est pas aux lecteurs d’H2o que l’on apprendra que, dans le monde, l’eau potable est rare et très inégalement répartie. Il y a donc des riches et des pauvres, et, aujourd’hui, un quart de la population mondiale souffre de pénurie. La situation, compte tenu de l’accroissement démographique des pays pauvres en eau, n’est pas en voie d’amélioration. La consommation mondiale d’eau augmente en effet deux fois plus vite que la population, et le phénomène d’urbanisation accroît ces besoins, focalisant l’urgence sur les villes, sur les mégalopoles où les problèmes se multiplient beaucoup plus vite que ne s’installent les solutions. Les villes concentrent l’essentiel des activités humaines, lesquelles sont toutes polluantes. L’eau est ainsi menacée, et ceux qui l’utilisent également puisque 80 % des maladies, endémiques ou non, sont transmises par l’eau. Nous savons que, demain, l’eau sera la première "source" de conflits entre certains Etats, mais aussi entre différentes catégories d’utilisateurs.
Pour faire face à cette situation inextricable, qui consiste à produire, répartir, traiter, distribuer, et vendre ce bien rare, en ayant toujours un océan de retard par rapport aux besoins, la communauté internationale a mis en oeuvre une politique mondiale de l’eau.
L’idée d’une politique mondiale de l’eau existe depuis un peu plus de trente ans, mais elle s’est plus formellement concrétisée en 1994, avec la création du Conseil Mondial de l’Eau (en anglais World Water Council – WWC), au sein duquel collaborent les organisation gouvernementales des Etats des Nations Unies, la Banque mondiale, des entreprises privées, des experts… La dernière conférence internationale de La Haye a été l’occasion pour la Commission mondiale pour l’eau au 21ème siècle (organisation supranationale dérivée du WWC), de peaufiner une politique mondiale de l’eau, à l’horizon 2020, à partir du constat suivant : comment fournir en eau potable le milliard et demi de personnes qui en manquent, dans quel délai et pour quel coût, compte tenu de la seule donnée prévisionnelle fiable, à savoir la pression démographique ? L’ampleur de la tâche conduit à envisager comme seule solution possible à court terme la privatisation de la gestion de l’eau. La privatisation non seulement s’inscrit dans le cadre actuel de la déréglementation des services publics et de la mondialisation des échanges, mais se présente comme une réponse appropriée au manque de ressources financières des pays en développement, qui sont dans l’impossibilité de faire face aux investissements colossaux (ils se chiffrent en centaines de milliards de dollars par an), indispensables pour parvenir à une situation acceptable en matière d’eau potable.
Les adversaires de ce processus de privatisation font remarquer que cette solution va donner un pouvoir sans mesure et assurer une rente élevée aux entreprises spécialisées. Par ailleurs, ils soulèvent l’argument moral de la "propriété" de l’eau, retrouvant des accents proudhoniens : l’appropriation de l’eau est un vol.
La problématique de l’eau, telle qu’elle vient d’être posée, comporte en effet des implications éthiques, politiques, économiques, et contient en germe des conséquences sociales difficiles à concevoir. Prenons l’exemple, moral, de la propriété. L’eau douce est considérée comme un patrimoine mondial, tout comme l’air que nous respirons, et donc n’appartient à personne mais à tout le monde. Dans la réalité, par le jeu des souverainetés nationales, des lois, des règlements, des taxes, les Etats considèrent l’eau présente sur leur territoire comme un bien national, appliquant ainsi, sans le savoir, l’un des grands adages du droit français : "En fait de bien, possession vaut titre". À l’intérieur des frontières, les eaux de surface comme les eaux souterraines sont légitimement revendiquées, au même titre que les eaux territoriales des espaces côtiers. Et cette revendication servira de plus en plus d’arme stratégique et de menace larvée pour les pays frontaliers que traverse un même bassin.
Dans la mesure où les Etats abandonneront leur rôle de prestataire du service de l’eau à des groupes privés (industriels spécialisés et investisseurs), même dans le cadre de contrats à durée limitée (mais forcément de long terme, compte tenu du poids des investissements), on peut considérer que ce transfert va en quelque sorte banaliser l’aspect "bien marchand" de l’eau, en contradiction totale avec son statut de "bien universel". On peut aussi se poser la question du consommateur final de ces pays : comment pourra-t-il payer son eau, qui sera de plus en plus chère au fur et à mesure qu’elle sera de plus en plus potable, alors qu’il n’a généralement pas les moyens, aujourd’hui, de payer une eau polluée ?
Comment dépasser la contradiction ? That is the question. Pour le moment, personne n’a trouvé la réponse. Il existe certes des solutions locales, mais elles ne sont pas universelles, et ne représentent qu’une goutte d’eau dans l’océan des besoins.
Il apparaît donc, en dépit des défenseurs d’une éthique internationale de l’eau, que la contradiction ne sera pas dépassée. On va faire avec, ce qui assure un avenir radieux aux acteurs professionnels de l’eau, qui détiennent le savoir faire. Un chiffre éloquent mérite d’être souligné : dans le monde, fin XXe siècle, seulement 5 % des ressources en eau sont gérées par le secteur privé. Une voie royale s’ouvre donc aux multinationales, mais aussi à un très grand nombre d’entreprises possédant des compétences confirmées dans le secteur global de l’eau, de la recherche et du captage jusqu’aux traitements les plus divers. Si le secteur est dominé par les spécialistes de la distribution et du traitement (avec, au premier rang mondial, les français Suez- Lyonnaise des Eaux, Vivendi) et les grands embouteilleurs (Danone et Nestlé) qui disposent d’un portefeuille d’eaux de sources et minérales, il rassemble aussi d’autres spécialistes tels que les fabricants de canalisations, de compteurs, de pompes, de système et de composants de filtration/purification, d’instruments d’analyse ou de contrôle...
Les dominants sont déjà en position d’oligopole, et même parfois de duopole (sur certains créneaux) au niveau national ; ils pourraient le devenir à l’échelle mondiale, et faire main basse sur les entreprises périphériques. Ce n’est toutefois pas leur intérêt ; nous sommes dans un secteur où la notion de "métier" est primordiale, et où le partenariat bien organisé est préférable au phagocytage.
Par ailleurs, même pour les leaders, il y aura toujours des concurrents en puissance. Àinsi, les géants Coca Cola et Pepsi Cola commencent à affronter Danone et Nestlé, géants de l’eau en bouteille, en leur opposant leurs fontaines d’eau purifiée, attaquant le marché des 5 milliards de litres annuellement consommés. Plus en amont, nombre de techniques de captage ou de traitement, à coût réduit, n’en sont qu’à leurs débuts. Leur développement, et leur succès éventuel ne sera pas forcément le fait des dominants. La vie des organisations montre que même dans une logique de concentration (verticale ou horizontale), les grands groupes subissent un jour ou l’autre des problèmes de "tringleries" qui les obligent à s’amputer, s’alléger, externaliser… Comme l’eau, la concurrence s’infiltre partout, avec les mêmes propriétés de silence, discrétion et… dégâts.
À partir du moment où la problématique de l’eau débouche sur la privatisation, donc sur un marché potentiel considérable, impliquant un flux de capitaux, il apparaît logique que naisse, sur ce secteur ainsi constitué, un support d’investissement spécialisé. C’est ce que vient d’inaugurer la banque Pictet avec son Water Global Sector Fund. Pour ses fonds sectoriels, la banque suisse recherche des secteurs présentant une croissance forte, supérieure à la moyenne sur le long terme, et dont la demande sous-jacente restera stable et peu sensible aux cycles. L’eau correspond exactement à l’ensemble de ces critères. L’approche financière s’appuie sur le caractère « incontournable » des privatisations, pour associer l’eau et son traitement, et y voir une sorte de "monopole naturel". Àu moyen des économies d’échelle, les entreprises spécialisées sont assurées d’un croissance régulière et d’une amélioration des marges, tout en bénéficiant de contrats de long terme sécurisants. L’expérience et le dispositif français, unique au monde et qui fait référence, montre que des sociétés bien gérées peuvent aider les Etats à combler l’écart entre l’offre et les besoins, fournir des services de qualité en obtenant des rendements élevés.
Parmi les paramètres pris en compte par l’établissement financier, nous avons retenu quatre données prospectives significatives, résumant les idées force du fonds :
Dans les pays en développement, la part du privé est très faible ou nulle, l’accroissement sera plus faible mais concernera un bien plus grand nombre d’habitants. Par exemple, en Europe de l’Ouest, le potentiel est de 55 % pour 35 % servis, soit 78 millions de personnes. Par contre, en Àsie du Sud-Est (Àustralie comprise), le potentiel est de 19 % pour 5 % servis, soit 291 millions de personnes.
C’est sur ces bases prospectives que la banque Pictet a construit son fond sectoriel en sélectionnant les entreprises qui y figurent selon la méthode du stock-picking, avec différents calculs de pondération. Cette sélection internationale rassemble pour environ deux tiers des sociétés spécialisées, et pour environ un tiers des sociétés apparentées. Quelques exemples : Suez Lyonnaise des Eaux, Vivendi (distribution et traitement) ; Danone et Nestlé (embouteilleurs) ; Insituform USÀ (entretien de pipelines et systèmes de traitement) ; RPS Group UK (contrôles de pollution)…
Les gérants du fonds investissent donc une grande confiance dans les résultats des entreprises sélectionnées, et donc dans leur évolution boursière, et se donne pour objectif de battre l’indice MSCI World, choisi comme indice de référence. Une simulation sur les cinq dernières années écoulées montre que l’évolution du fonds bat largement cet indice. Les conditions prospectives prises en compte laissent supposer qu’il en sera de même pour 2000-2005.
Parfaitement conforme aux multiples fonds sectoriels présents sur les marchés financiers, le Water Pictet Global Sector Fund est-il critiquable sur plan éthique ? Il est hasardeux de poser la question "Est-il bon ? Est-il méchant ?", selon le titre donné à la comédie de Diderot, à un produit d’épargne et d’investissement. Dans la mesure où le processus de privatisation mondiale est légitimé, le fonds l’est également puisqu’il n’en est qu’une conséquence déductive. C’est au niveau de la privatisation que le jugement doit être porté, avec pour complément la présentation de solutions alternatives réellement opérationnelles. C’est un autre débat. .