201604_smets_itl.jpg

À Paris, le droit à l'eau est devenu une réalité...
MAIS ALLEURS ?

Henri SMETS
Le Huffington Post, 8 avril 2016
H2o – avril 2016

 

Le droit à l'eau, reconnu officiellement par la France en 2010, dérive du principe selon lequel "Toute personne a droit à l'eau potable nécessaire pour satisfaire ses besoins fondamentaux", principe que la France s'est engagée devant la communauté internationale à à mettre en œuvre au plan interne. En 2013, la loi Brottes a précisé qu'aucune résidence principale ne pouvait plus être privée d'eau potable même en cas d'impayés. En 2015, le Conseil constitutionnel a confirmé que les coupures d'eau anciennement pratiquées sur une grande échelle par les distributeurs en cas d'impayés étaient désormais illégales. L'arme redoutable de la coupure d'eau n'étant plus disponible, il faut désormais revoir tous les règlements des services de l'eau afin de maintenir l'équilibre économique de ces services tout en respectant les droits de l'homme. En attendant, les impayés d'eau augmentent et les tribunaux condamnent les distributeurs qui ne respectent pas la loi...

Comme l'eau potable est à la fois un bien commun et un service relativement coûteux, il est nécessaire de préciser qui payera le coût de cette activité essentielle. La loi en vigueur stipule que chaque personne doit payer sa part des coûts de l'eau et aussi que chaque personne démunie a droit à une aide pour payer cette eau. Cependant cette législation reste largement inappliquée faute d'avoir indiqué qui devra financer cette aide et faute de poursuivre les usagers en capacité de payer qui tardent à payer leurs dépenses d'eau. Si les poursuites ne sont pas engagées contre les usagers indélicats, il va de soi que les distributeurs engagent leur responsabilité.

En économie de marché, la logique habituelle veut que l'usager n'acquière que l'eau qu'il peut payer. Le marché ne se préoccupe pas de savoir si l'usager a les moyens de payer le prix de l'eau dont il a besoin, ni s'il souffre des effets de la coupure en cas d'impayés. Il fait dépendre la quantité d'eau fournie du paiement et non des besoins de l'usager. Les exigences économiques du distributeur sont la préoccupation dominante et les collectivités publiques sont invitées à prendre en charge la part des dépenses d'eau non payée par l'usager.

Comme l'eau est un bien essentiel, on pourrait inverser la logique présidant à sa distribution. Dans ce cas, la société fixerait les volumes d'eau minimum auxquels chacun a droit. Ensuite, elle répartirait les coûts de l'eau entre tous les usagers sans priver aucun de l'eau potable, source de vie. Déjà en 1789, la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen avait prévu que les dépenses publiques seront réparties entre tous les citoyens "en raison de leurs facultés". Selon cette même approche, le prix payé pour l'eau potable pourrait être différent pour une même quantité livrée au même endroit en fonction des ressources de l'usager, de la taille de sa famille, de son état de santé, etc. En particulier, il serait permis de créer un tarif social de l'eau, d'aider les personnes qui n'en ont pas les moyens à payer leurs factures d'eau ou même, dans certains cas, de fournir gratuitement un volume limité d'eau potable.

Plusieurs tentatives ont déjà été faites au niveau national pour adopter une loi destinée à financer les aides pour l'eau en faveur des plus démunis mais aucune n'a abouti jusqu'ici. Bien que l'incidence économique de ces aides soit très faible, les oppositions sont toujours très vives contre tout système où certains usagers auraient accès à l'eau à un prix réduit grâce à une péréquation interne ou à une redevance.

Vu les échecs des tentatives antérieures en faveur d'une loi sur les aides préventives pour l'eau, près d'une cinquantaine de municipalités françaises ont décidé dans le cadre de la loi Brottes de mettre en place à leur niveau des solutions particulières pour renforcer la solidarité et pour financer elles-mêmes les aides pour l'eau.

Progressivement, le droit à l'eau est devenu une réalité dans une partie limitée de la France. Ainsi, Paris ne pratique plus depuis plusieurs années les coupures d'eau chez ses habitants du fait d'impayés et chacun peut librement se servir d'eau potable dans plus d'un millier de fontaines municipales. Bien que le prix de l'eau à Paris soit inférieur à la moyenne française, un système élaboré d'aides préventives pour l'eau a été mis en place au niveau municipal pour aider les populations démunies à payer leur eau. Le nombre de bénéficiaire de ces aides est particulièrement élevé puisque plus de 65 000 ménages parisiens sont aidés pour l'eau, c'est-à-dire plus de 5,7 % des ménages. En particulier, tous les ménages n'ayant que le RSA socle comme ressource payeront leur eau à un prix plus faible. Le système parisien d'aides préventives est encore perfectible car les aides attribuées sont parfois trop faibles au point de paraître mesquines. Cependant, les aides préventives pour l'eau à Paris dépassent aujourd'hui de 50 % le volume d'aides par habitant qui pourrait être mis en place au plan national en 2020. De nombreuses autres municipalités font preuve d'inventivité pour mieux répartir le prix de l'eau entre les usagers.

Malheureusement, la mise en œuvre du droit à l'eau en 2016 est loin d'être uniforme. Au delà du périphérique, le prix de l'eau est beaucoup plus élevé. L'écart de prix pour un ménage peut même dépasser 50 %. Alors qu'il y a beaucoup plus de bénéficiaires du RSA en Seine-Saint-Denis qu'à Paris, la proportion de ménages démunis recevant une aide pour l'eau y est huit fois plus faible. L'absence d'une loi instaurant au niveau national des aides préventives oblige de nombreux ménages démunis à acheter l'eau à un prix jugé inabordable et les prive aussi de l'aide pour l'eau à laquelle ils ont droit mais qu'ils ne reçoivent pas.

Pour que le droit à l'eau devienne une réalité, même dans les municipalités et les départements les plus défavorisés, il faut que le législateur intervienne pour promouvoir et financer plus de solidarité au plan interne. La proposition de loi Lesage introduite par les représentants de cinq partis compte tenu des suggestions de la société civile est un bon exemple de dispositions législatives à prendre au plan national. Il appartiendra à l'Assemblée nationale de discuter et de se prononcer sur cette question d'ici peu. ▄

 

 L'auteur
Ancien fonctionnaire de l’OCDE, Henri Smets est professeur invité à l’Université Paris I, membre de l’Académie de l’eau et président de l’Association pour le développement de l’économie et du droit de l’environnement (ADEDE).