Dans l’indifférence générale, deux tiers des zones humides ont disparu
au XXème siècle sous le béton, les remblais, les routes ou les drains
agricoles. Et ça continue encore. Notre avidité foncière ne trouve plus
que ces zones à se mettre sous la dent, au risque de pénaliser
sévèrement le collectif en le privant des mille services qu’elles
rendent gratuitement. Mais sauver les zones humides, c’est David contre
Goliath.
Martin GUESPEREAU
directeur général – Agence de l’eau Rhône Méditerranée Corse
photo Alain Guillemaud
H2o – février 2015
Je retiendrais deux des mille services gratuits que nous rendent les zones humides parce qu’ils sont critiques : d’une part l’épanchement des crues dans les marais et prairies qui font éponge en bords de cours d’eau et calment les eaux furieuses avant qu’elles ne s’en prennent à nos digues, à nos villes ; d’autre part le lent travail d’épuration et d’infiltration des eaux de pluie dans les marais, les forêts alluviales pour ensuite remplir les nappes, ces frigos ”gratuits” d’eau fraiche et bonne à boire.
L'enjeu est fort pour les comptes publics : un hectare de terre qu'on laisse humide fait aussi bien que 10 000 euros investis dans un barrage réservoir pour gérer les crues (étude Écowhat en moyenne vallée de l'Oise).
Le Grenelle de l’environnement a sonné l’alarme en 2007 et demandé aux agences de l’eau d’aider à acquérir des zones humides menacées, à la manière du conservatoire du littoral, et il a fixé l’objectif de 20 000 hectares acquis avant 2012. Et ça marche : le virage est pris. Par exemple, l’agence de l’eau Rhône Méditerranée Corse a multiplié par quatre depuis 2012 ses engagements financiers pour les zones humides pour atteindre 9,5 millions d'euros en 2014. Ce sont autant de projets de collectivités ou de conservatoires d’espaces naturels financés, parfois avec les régions et les départements, qui totalisent 5 000 hectares réhabilités et 12 000 hectares acquis.
Pourtant les zones humides continuent de régresser. Alors osons remettre en cause nos politiques : la politique des inventaires, d'abord, nous occupe depuis trois décennies et on ne pouvait évidemment pas s’en passer. Mais il est temps de reconnaître que nous en savons bien assez pour ne pas agir, et que l'heure est venue de passer aux travaux avant tout. La politique d’acquisition foncière, ensuite, s'impose là où la pression foncière fait rage, comme sur les littoraux, mais avouons que l’argent public n’a pas servi que dans les zones les plus menacées ou les plus utiles.
Si la politique des zones humides ne veut plus demain être confinée sur quelques sites privilégiés, elle doit absolument trouver un nouveau deal, franc et sincère, avec l’urbanisme et l’agriculture. Elle doit davantage travailler dans le cadre de la propriété privée, régime le plus fréquent et s’orienter vers le soutien de pratiques agricoles ou forestières adaptées à leur maintien.
La séquence "éviter, réduire, compenser", enfin, est aussi belle intellectuellement qu’elle est mal mise en oeuvre. Le troisième choix, celui de la compensation, devient trop souvent le premier. Pour une raison simple : les comités de bassin ont eu beau fixer le taux de la compensation à 2 hectares réhabilités pour 1 détruit dans les schémas d'aménagement et de gestion des eaux, ce bel effet dissuasif ne résiste pas au faible prix et la disponibilité du foncier des zones humides qui nourrit les convoitises. La future loi sur la biodiversité rendrait un grand service si elle créait des servitudes environnementales, bien indemnisées.
La vérité, c’est que renverser la courbe de destruction des zones humides exige le courage de changer nos politiques. Je connais un exemple prometteur, sur le territoire du lac du Bourget. Un "plan d’action en faveur des zones humides" a été monté en 2012 par le syndicat du lac du Bourget. Il préserve les zones les plus exceptionnelles des agglomérations de Chambéry et d’Aix-les-Bains, et se rend crédible avec cet engagement de renoncement pris par l’urbanisme. Il liste tout un programme de travaux de restauration sur ces zones et engage les fonds des collectivités, en faisant levier sur les subventions de l’agence de l’eau. C’est la mesure clé qui fait que ce plan aura un bilan final favorable sur les zones humides. Il concède aussi à l’urbanisme la possibilité de détruire des zones humides et oblige que les compensations viennent accélérer la mise en œuvre des travaux de réhabilitation des zones prioritaires.
La clé est là : commençons par lister partout des travaux utiles de réhabilitation des zones humides. Élus, gestionnaires des territoires, aménageurs, saisissez-vous des zones humides ! L’heure est aux travaux, en masse, de réhabilitation sur vos territoires. Par exemple, retirer les remblais, rouvrir les arrivées d’eau dans ces zones, fermer les drains… Aujourd’hui, de tels projets émergent. Le prochain schéma directeur d’aménagement et de gestion des eaux de Rhône Méditerranée (2016-2021) demande de passer aux plans d’actions par territoires. Si on devait trop tarder le changement climatique se chargera de nous rappeler à nos devoirs, parce que les zones humides seront le refuge vital pour la biodiversité, nos châteaux d’eau face aux canicules et aux sécheresses et la meilleure des solutions pour réalimenter les nappes en eau.
Commençons donc aujourd’hui. .
|
|
Ancien élève de l'École polytechnique, ingénieur en chef des ponts, des eaux et des forêts et diplômé du Massachusetts Institute of Technology (MIT), Martin Guespereau est entré en 2000 au ministère de l’Environnement comme économiste dans la délégation française lors des négociations internationales sur la lutte contre le changement climatique. Il devient ensuite chef du service régional de l’environnement industriel à la DRIRE de Picardie jusqu’en 2003 puis, rejoint la direction du Trésor du ministère des Finances où il est responsable de la politique financière pour la zone Afrique du Nord /Moyen-Orient. En décembre 2004, il devient conseiller technique "santé environnement" de Philippe Douste-Blazy, ministre de la Santé, puis conseiller technique crises sanitaires" de Xavier Bertrand, son successeur, et enfin de Philippe Bas. En mai 2007, il est appelé comme conseiller technique en charge de l’écologie et de l’urbanisme au cabinet du Premier ministre, François Fillon, où il a coordonné l’action gouvernementale lors du Grenelle de l’environnement. Il était depuis fin 2008 directeur général de l’Agence française de sécurité sanitaire de l’environnement et du travail. Martin Guespereau a été nommé directeur général de l’agence de l’eau Rhône Méditerranée Corse en mars 2011. |