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Le 21ème siècle sera-t-il à même de consacrer le droit à une eau potable pour tous ? 

 

Le constat est clair : la planète bleue court à la catastrophe. Un être humain sur cinq  n'a pas accès une eau saine, un sur deux ne dispose d'aucun réseau d'assainissement, six millions de personnes meurent chaque année de maladies liées à des eaux contaminées. Et les choses vont encore s'aggraver. Dans les vingt prochaines années, on estime que l'utilisation de l'eau dans le monde augmentera de 40 % environ, 17 % d'eau supplémentaires seront nécessaires pour subvenir aux seuls besoins agricoles d'une population mondiale en augmentation rapide (8 milliards d'habitants d'ici 2025).

Le diagnostic est indubitable : si rien n'est fait, la crise sera très grave. En 2025, 40 % des habitants de la planète manqueront d'eau potable. Des solutions ? Celles-ci impliqueront en premier lieu un investissement massif : 180 milliards de dollars par an contre les 70 ou 80 actuellement réalisés, estime la Commission Mondiale de l'Eau, émanation du Conseil Mondial de l'Eau et indépendante de l'ONU.

Le débat sur la privatisation

Or, estime la Commission, "les gouvernements des pays en développement ne peuvent déjà faire face aux besoins d'investissement aujourd'hui, ils pourront encore moins le faire dans le futur (...). La principale alternative est d'attirer l'investissement privé". Dans ce contexte, estime Ismail Serageldin, président de la Commission (et par ailleurs vice-président de la Banque mondiale), "les gouvernements doivent se retirer de leur rôle de fournisseurs de service et transmettre cette responsabilité aux usagers et au secteur privé. Par dessus tout, ils seront responsables de la création d'un environnement dans lequel les incitations aux investisseurs et aux innovateurs seront assurées et dans lequel les intérêts du public seront sécurisés". Même si les interlocuteurs ont largement insisté sur la transparence et la participation requise des usagers et des communautés locales, la vision n'a pas manqué d'échauffer un certain nombre d'esprits, bien naturellement au sein des syndicats de la fonction publique mais aussi au sein des ONG.

La révélation, le 17 mars – jour de l'ouverture du Forum – par le quotidien italien La Republica d'un cas de corruption impliquant le groupe français Vivendi apportait de l'eau à leur moulin. "La corruption, affirme David Hall, économiste à l'Université de Greenwich, en Grande-Bretagne, est un phénomène économique étroitement lié aux puissantes tentations créées par la privatisation". À quoi les représentants de la fonction publique s'empressent d'ajouter que la privatisation n'est elle-même de toute façon pas forcément synonyme d'efficacité.

Plus globalement le schéma de l'État "simple régulateur" est contesté au nom du caractère particulier de l'eau, un bien qui ne peut être réduit, selon les critiques à sa seule dimension économique, à la différence par exemple des télécommunications.


L'eau, besoin fondamental ou droit fondamental

"Pécadilles de juristes" penseront certains. Mais attention certains mots ont du poids. Entre l'eau, "besoin fondamental" et l'eau, "droit humain et social", il y a une marge. La première définition – celle retenue par la Commission Mondiale ("Every human being, now and in the future, should have access to safe water for drinking, appropriate sanitation, and enough food and energy", où est par ailleurs précisé : "at reasonnable cost" ; en français "chaque être humain, dans le présent et l'avenir, aura accès à une eau saine qui couvre ses besoins alimentaires, sanitaires  et énergétiques à un coût raisonnable" ) – est un constat : l'eau est nécessaire à la vie, sans aucune extrapolation ou – juridiquement parlant – "interprétation" possible. Nous – êtres humains – avons besoin d'eau pour vivre, un point c'est tout. Tout au plus un souhait : "Nous – êtres humains – devons avoir suffisamment d'eau pour vivre"...

Mais les choses sont différentes dès lors que l'on considère l'eau comme un droit humain et social. Là, subitement, la notion se trouve associée à toute une série d'obligations et de responsabilités (de la part des États notamment). Alors de là à penser que c'est à bon escient que le rapport de la Commission Mondiale se limite à évoquer un "besoin de base" (avec en plus l'ultime réserve du "coût raisonnable", il n'y a qu'un pas. Comme l'explique Riccardo Petrella, fondateur et secrétaire du Comité pour le Contrat mondial de l'eau, présidé par Mario Soares, auteur du Manifeste de l'eau : "Considérer l'eau comme un droit aurait entraîné des obligations et des restrictions trop contraignantes pour la "liberté" des acteurs, notamment privés."

Alors, n'importe quel homme sera-t-il habilité à exiger l'accès à une eau potable ? Non, vraisemblablement pas. Heureusement pour l'ordre mondial : dans l'hypothèse même d'un investissement annuel immédiat et sur dix ans de 180 milliards de dollars, 300 millions d'individus resteront... en carafe. .

{mospagebreak title=2. 180 millions de dollars par an, sinon...&heading=1. Vers la consécration du droit à une eau potable ?}
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180 millions de dollars par an, sinon rien...

 

Les recommandations de la Commission Mondiale de l'Eau

Plus d'un milliard d'individus n'ont pas accès à une eau saine, plus de trois milliards ne disposent d'aucun réseau d'assainissement, six millions de personnes meurent chaque année de maladies liées à des eaux contaminées.  Les chiffres sont déjà suffisamment alarmants. Dans les vingt prochaines années, on estime que l'utilisation de l'eau dans le monde augmentera de 40 % environ, 17% d'eau supplémentaires seront nécessaires pour subvenir aux seuls besoins agricoles d'une population mondiale en augmentation rapide. La planète court à la catastrophe.

La notion de "sécurité globale de l'eau" ne sera effective, prévient la Commision Mondiale de l'Eau, que le jour où "chaque être humain, dans le présent et l'avenir, aura accès à une eau saine qui couvre ses besoins alimentaires, sanitaires  et énergétiques à un coût raisonnable" et où l'on s'assurera "de la distribution adéquate  de l'eau, réalisée de façon équitable, en harmonie avec la nature".

En conséquence de quoi, la Commission préconise :

Une multiplication d'au moins par deux des investissements globaux en eau qui devraient passer de 70-80 milliards de dollars annuels à un total de 180 milliards, la majeure partie de cette augmentation provenant du secteur privé, ce qui ne présente aucun coût supplémentaire pour les gouvernements.
Un renforcement des structures d'habilitation et de régulation  pour une gestion "holistique" de l'eau, faite au niveau des bassins fluviaux, et laissant les décisions finales aux populations. "Adopter une approche holistique, cela signifie prendre ces problèmes en considération et réunir les aspects qualitatifs aux aspects quantitatifs de la gestion de l'eau. L'eau est affectée par tout, et l'eau affecte tout et tous." L'usage environnemental ne devra plus être perçu comme  une entrave, mais devra au contraire faire partie intégrante  du maintien du système écologique tout entier, sur lequel reposent l'ensemble des infrastructures de l'eau.La possibilité au secteur privé de prendre en charge le poids des opérations financières  et des services.
La protection des plus pauvres et de l'environnement, protection qui est de la responsabilités des gouvernements.

Outre cette approche holistique et ces processus de participation institutionnelle, le rapport en appelle également à :

Un coût de l'eau réaliste, qui favorise la préservation, stoppe le gaspillage, encourage l'adoption de technologies appropriées et mobilise l'investissement privé. Mais parallèlement,  il faut s'engager à fournir des subventions aux plus démunis afin d'assurer un accès adéquat aux services de base.
Le développement systématique  des pratiques les plus performantes et la promotion d'innovations grâce à des aménagements  tout autant technologiques que financiers et institutionnels.


"Nos comportements vis-à-vis de la gestion de l'eau doivent évoluer"
annonce Ismail Serageldin, président de la Commission Mondiale sur l'Eau pour le 21ème Siècle, et vice-président de la Banque mondiale, chargé des Programmes spéciaux. "Les prises de décision doivent se faire au niveau des bassins fluviaux eux-mêmes, même si cela doit excéder des limites politiques et administratives. La participation des usagers – en particulier celle des femmes – doit être assurée dans ces prises de décision."

180 milliards de dollars d'investissements annuels

Selon la Commission, il faudrait plus que doubler les investissements annuels actuels, estimés à 70-80 milliards de dollars, pour atteindre le chiffre de 180 milliards.Ce n'est qu'à cette condition, estime la Commission,  que l'on pourra réduire de 75 % le nombre d'individus vivant sans eau courante ni équipements sanitaires suffisants, pour atteindre un total avoisinant les 330 millions.


"Pour fournir une eau saine à la population, le secteur privé doit prendre la direction des opérations d'approvisionnement car celles-ci nécessitent des sommes d'argent considérables"
affirme Ismail Serageldin. "Le rôle des gouvernements sera d'habiliter et de réguler, tout en protégeant l'environnement et en garantissant l'accès de l'eau aux plus pauvres grâce à des programmes de subventions précis et à l'encouragement d'actions communautaires."

Des mécanismes de participation institutionnelle

Le modèle ancien de "c'est l'affaire du gouvernement" doit être remplacé par un modèle où les individus concernés – c'est-à-dire les usagers – participent à tous les niveaux, affirme le rapport.  Au niveau local, les groupes locaux et les associations d'usagers ont un rôle majeur à jouer – soit dans l'auto-approvisionnement  et la gestion des systèmes locaux d'assainissement ou d'irrigation, soit en établissant un suivi des performances des fournisseurs de service publics et privés, soit en gérant l'utilisation des terres au sein de la localité.

L'expérience montre que cette participation doit être effective et non seulement symbolique : ces associations d'usagers et assemblées doivent jouer un rôle décisif dans les prises de décision concernant actions, moyens, et coûts, affirme monsieur Serageldin. "L'expérience montre également que ce qui fonctionne, c'est le partenariat entre gouvernements et usagers, dans lequel les gouvernements jouent un rôle vital dans la création d'un environnement favorable, et offrent une aide à la fois technique et exécutive. Une des bases de cette approche est de donner pouvoir de décision à diverses associations locales, dont des associations de soutien aux femmes, aux pauvres ou aux jeunes, afin que les voix adéquates se fassent entendre au sein d'une prise de décision de type participatif."

Prix et subventions

Pour encourager la préservation de l'eau, stopper le gaspillage, et favoriser l'adoption de technologies appropriées, y compris le recyclage, une facturation réaliste de l'eau est nécessaire estime la Commission. Il sera, selon elle,  vital de mettre en place le principe : "le pollueur paie, l'usager paie". De fait, selon l'analyse de la Commision, seule une facturation réaliste de l'eau sera susceptible d'attirer les investissements privés nécessaires (et qui sont massifs). Parallèlement à cette politique, devront être mis en place des programmes de subventions adéquats afin de garantir l'accès des plus pauvres à l'eau et de favoriser l'action communautaire. Ces subventions devront aussi, précise la Commission, être versées directement aux populations et non aux fournisseurs de services. "Les subventions doivent être accordées dans la transparence et de façon ciblée," affirme le rapport. Le principe contribuera à diminuer  gaspillage et à réduire les possibilités de "détournements" de subventions par les plus riches. Les approches actuelles – où l'eau, fortement subventionnée, est distribuée à tous – débouchent sur un "rationnement" des plus démunis qui, en final, paient souvent leur eau courante 10 à 20 fois plus cher que les plus favorisés.

Le rôle régulateur des pouvoirs publics

La Commission souligne que la plupart des réformes entreront en conflit avec ceux qui tirent profit du statu quo actuel. C'est pourquoi, selon elle, une participation  des pouvoirs politiques  est nécessaire. "Les gouvernements restent les acteurs principaux dans la résolution de la crise, par ce qu'ils font ou ce qu'ils ne font pas, et comment"  affirme le rapport. Ils auront, en autre, la responsabilité d' "habiliter" les différents acteurs (privés et communautaire) et de "réguler" le système. Ils auront aussi la responsabilité d'informer et d'éduquer les populations afin que la nouvelle politique puisse effectivement agir sur les comportements. "La prise de conscience du public, l'éducation, l'identification et la propagation des meilleures pratiques, et les incitations à l'action seront les éléments permettant de concrétiser cette "vision" d'un futur à la fois équitable et viable, où tous, partout dans le monde, auront accès à une eau saine et abondante, et à des équipements sanitaires, alimentaires et énergétiques  adéquats."

La Commission Mondiale présentera son rapport prospectif de l'avenir des ressources globales en eau et leur gestion au Second Forum Mondial de l'Eau (la "Vision Mondiale de l'Eau"), qui se déroulera du 17 au 22 mars 2000 à La Haye, aux Pays-Bas. Le thème en sera "de la Vision à l'Action". Le but premier de la Conférence sera d'aboutir à un accord sur les stratégies et les actions nécessaires au rétablissement de la santé de l'eau dans le monde. .

{mospagebreak title=3. Ouvrir le champ à l'action communautaire, l'interview de Ismail Serageldin}

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Ouvrir le champ à l'action communautaire


Ismail SERAGELDIN
vice-président de la Banque mondiale
président de la Commission Mondiale de l'Eau
C'est Ismail Serageldin qui, en 1993, a initié la notion d'approche holistique de l'eau

propos recueillis par Martine LE BEC-CABON

 

Est-ce que La Haye aura permis des avancées significatives ?

Plus de 4 300 personnes se sont retrouvées ici, organisées par groupes géographiques ou thématiques. La société civile a aussi largement contribué à la préparation du Forum au travers d'un vaste processus de consultation qui a mobilisé plus de 15 000 personnes. L'important était de faire en sorte que La Haye ne soit pas un débat de spécialistes mais un débat de société imposant l'enjeu de l'eau comme grand défi mondial. Pour beaucoup les notions de "gestion de bassin" ou de "privatisation" sont encore floues. La Haye va poser les termes du débat et permettre de dégager de nouvelles orientations. Il s'agit de définir les actions à engager,  le cadre administratif et législatif qui facilitera cette action et les structures à mettre en place, notamment pour favoriser la mobilisation des communautés locales.

Mais vous appuyez fortement en faveur de la privatisation...

Les investissements à réaliser sont urgents et colossaux. Les gouvernements ne seront pas à même de financer cet effort. Certaines ONG, nous reprochent d'inciter les gouvernements à "abdiquer", de leur enlever le droit de subventionner l'eau de leurs citoyens. Mais il faut comprendre qu'en réalité, les gouvernements n'ont jamais rien donné : les subventions qu'ils accordent ne profitent généralement qu'aux riches, les réseaux installés n'atteignant jamais les quartiers les plus défavorisés. En réalité, les subventions actuelles sont perverses. D'autre part, nous ne prônons pas le désengagement des gouvernements, nous les encourageons seulement à confier la gestion de l'eau à des opérateurs privés, capables d'en assurer le risque économique, et ceci dans un cadre réglementaire prédéfini. Des systèmes similaires ont un peu partout été mis à l'oeuvre dans les secteurs des télécommunications, des transports ou de l'énergie.

Mais avec une autre rentabilité...

Le vrai problème de l'eau est effectivement un problème de rentabilité...ou d'absence actuelle de rentabilité. La solution passe de toute façon par la vérité des prix, les subventions devant se limiter aux populations les plus pauvres. Ce sera ici aux gouvernements de cibler leurs interventions.

Qui seront réellement les maîtres du jeu, sinon les opérateurs privés ?

Les grandes compagnies couvrent aujourd'hui 5 % au plus du marché mondial de l'eau. À supposer qu'elles quadruplent leur part de marché, elles ne seront pas maîtresses du jeu pour autant. Nous préconisons au contraire la mise en place de structures de concertation à l'exemple français des agences de bassins. Il faut ouvrir le champ à l'action communautaire, qui n'a pour l'instant jamais été encouragée.

Quel sera maintenant le rôle de la Commission Mondiale ?

La Commission Mondiale n'est qu'une instance de concertation et d'impulsion. Nous ne dictons rien, nous suggérons. En réalité nous essayons d'expliquer aux gens : "Engagez-voous et trouvez vos propres solutions". On me parle souvent d'un éventuel secrétariat mondial de l'eau ou d'une instance de la sorte. Mais, y-at-il un secrétariat de l'environnement ? Non, parce que l'environnement c'est l'affaire de tous ; la multitude et la diversité des réseaux qui y travaillent sont là pour en témoigner. Et en définitive, ce sera sans doute là le principal succès du Forum : d'avoir favoriser la constitution de multiples réseaux d'ONG,  de groupements économiques, de journalistes et de femmes (dans les pays en voie de développement, ce sont elles qui consacrent quatre heures de leur journée de travail à aller chercher l'eau)... Ce sont tous ces réseaux qui devront maintenant assurer le suivi de l'action, partout dans le monde.  Ce qu'il faut, c'est changer les attitudes et dépasser les slogans : agir, et surtout agir en local. .

 

LE FINANCEMENT DE L'EAU

L'eau représente chaque année 60 milliards de dollars d'investissements
dans les pays en voie de développement. Cet investissement est financé
par des fonds nationaux à hauteur de 90 %, les financements extérieurs
ne s'élevant qu'à 6 milliards de dollars, dont 3 pour la Banque
mondiale.
Les engagements de la Banque mondiale s'élèvent aujourd'hui à 20
milliards de dollars sur l'ensemble des projets relatifs à l'eau :
environ 4,8 milliards pour l'approvisionnement et l'assainissement
urbain ; 1,7 milliard pour l'approvisionnement et l'assainissement
rural ; 5,4 milliards pour les programmes d'irrigation et de drainage ;
1,7 milliard pour la production d'énergie et 3 milliards pour les
projets environnementaux.
La répartition régionale de ces financements s'établit comme suit : Afrique 7 % – Moyen-Orient et Afrique du Nord 8 % – Europe et Asie centrale 10 % – Asie de l'Est et Pacifique 36 % – Asie du Sud 20 % – Amérique latine et Caraïbes : 19 %.

 
{mospagebreak title=4. La Haye : le Forum de la dernière chance, l'interview de Bill Cosgrove}

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La Haye : le Forum de la dernière chance


L’interview de Bill COSGROVE directeur de l’Unité – Vision Mondiale de l’Eau


propos recueillis par Martine LE BEC-CABON

 

 

Dublin et Rio avaient successivement annoncé que l’eau une valeur économique et sociale. La Haye va permettre d’aborder en profondeur la question et chercher à définir sur quels principes économiques peuvent être assurés l’accès à la ressource et sa préservation. Le temps presse. À l’échelle géologique, nous sommes à minuit moins quelques secondes. Si rien n’est décidé et appliqué, d’ici 2025, la planète bleue sera incapable de subvenir aux besoins de ses 8 milliards d’habitants.

Comment schématiser la "crise" de l’eau ?

Les gens sont seulement aujourd’hui en train de prendre conscience des menaces qui pèsent sur la ressource eau. La planète est vieille de plus de 4 milliards d’années, mais en mois de 100 ans sa population a plus que triplé ; dans le même temps, notre utilisation de l’eau a elle été plus que multipliée par 7. Qui plus est, nous ne savons même pas réellement quelles sont les incidences de nos activités – industrielles, agricoles, urbaines ou autres – sur le cycle de l’eau et les écosystèmes. En réalité, à l’échelle géologique nous sommes à minuit mois quelques secondes, si rien n’est fait dès aujourd’hui, nous devrons nous attendre au pire.

La Commission Mondiale de l’Eau estime qu’il faudrait dès aujourd’hui investir 180 milliards de dollars par an, contre 70 ou 80 milliards actuellement. Quelle est la part qui concerne les pays en voie de développement ?

Une large majorité, plus de la moitié de ces investissements concerne aussi les pays les plus pauvres. Cela complique bien sûr le problème du financement. Les moyens des gouvernements sont insuffisants pour y parvenir et aussi longtemps que la rentabilité ne sera pas assurée, le secteur privé refusera lui-même d’investir. C’est pour cela que nous pensons qu’il faut mettre une valeur sur l’eau. Par ailleurs, si l’eau a un prix, elle sera aussi beaucoup moins gaspillée. Le principe impose une solidarité sociale et financière à l’égard des plus démunis. Il faudra que les élites des pays concernés acceptent de payer pour les plus pauvres qui devront eux-mêmes contribuer à l’effort, par exemple en apportant leur main d’œuvre. Il s’agit aussi d’adapter les solutions, de valoriser et de diffuser les moins onéreuses. Dans tous les cas, la concertation locale sera déterminante. Les communautés concernées doivent être à même de définir leurs besoins et leurs possibilités de contribution aux aménagements qui seront entrepris. Au-delà de cette concertation locale, les gouvernements auront la responsabilité de la mise en place d’un système économique viable.

La préparation de la Conférence a elle-même donné lieu à de multiples concertations…

Tout à fait. Ce travail nous a permis de mettre en rapport les différents secteurs ainsi que les multiples institutions et organisations concernées. De nombreux thèmes ont été explorés, diverses sources de données et de modèles de prévisions ont été discutées et confrontées aux réalités locales. Des exercices prospectifs nationaux et régionaux ont été mis en place dans plus de 30 points du globe. Tous les partenaires ont signé leurs travaux qui seront rendus publics à La Haye de même qu’un rapport indépendant établi par la Commission.

Y aura-t’il un suivi ?

L’Unité Vision Mondiale de l’Eau a été mise e place pour organiser la Conférence. Elle sera dissoute à son issue. Mais la Conférence va elle-même contribuer à la mise en place de nouvelles structures et réseaux. Ne serait-ce qu’au niveau des Nation unies, le Comité de Coordination Eau – le UN Agency Coordinating Committee S.C. Water – sera renforcé afin notamment de pouvoir assurer une évaluation en continu des ressources en eau de la planète. Cette évaluation fera l’objet d’un rapport mondial tous les deux ans. .

{mospagebreak title=5. La "conquête" de l'eau par les intérêts privés, l'interview de Riccardo Petrella}

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La Haye, symbole d'une nouvelle "conquête" de l'eau par les intérêts privés


Riccardo PETRELLA
professeur à l'Université Catholique de Louvin
conseiller à la Commission Européenne
Riccardo Petrella est aussi fondateur et secrétaire du Comité Mondial de l'Eau
présidé par Mario Soarès et auteur du Manifeste de l'Eau

propos recueillis par Martine LE BEC-CABON

 

Quel est votre sentiment sur La Haye ?

Comme il fallait s'y attendre, La Haye s'inscrit dans le cadre de la nouvelle "conquête de l'eau", une approche prônant les trois principes de la marchandisation, de la privatisation et de l'intégration oligopolistique mondiale. On a assisté, depuis le début des années 90, à la mise en place d'une sorte d'état-major mondial de l'eau. Même si formellement, les entreprises privées sont seulement représentées dans les différentes structures – le Conseil Mondial de l'Eau, puis la Commission Mondiale de l'Eau pour le 21ème siècle, et le GWP, Global Water Partnership – le monde des affaires et de la finance est omniprésent par l'intermédiaire d'"experts" qui, dans la plupart des cas, lui sont liés. Le capital privé est ainsi solidement installé dans les sphères de décision... Inutile donc de s'étonner d'entendre ici un seul et même discours qu'on nous répète à l'envie : "tout ce qui a un coût doit avoir un prix". Ces gens ne peuvent naturellement reconnaître qu'une communauté sociale implique des coûts qui doivent être assurés collectivement, par l'impôt, et qui plus est doivent être considérés comme des enrichissements : l'école, les infrastructures routières ou l'eau entrent dans ce cadre. A-t-on jamais eu idée de dire que si l'on dépense 1 milliard de francs dans la construction d'écoles, ces infrastructures devront à terme rapporter 1,2 milliard ? Cette politique est néanmoins en parfaite cohérence avec de déréglementation et la privatisation – aujourd'hui en vogue – des services publics de base. Concernant l'eau, cette privatisation de l'ensemble des services (captation, épuration, distribution, conservation et traitement) va de pair avec le concept de "gestion intégrée des ressources" (l'IWRM en anglais) proposée par le GWP : assurer la gestion rationnelle de la ressource par la "juste rénumération" de l'investissement, ce qui permettra – nous dit-on – de réduire les gaspillages et de lutter contre la pollution et la contamination. Dans cette perspective, nous dtit-on, la gestion publique se révèlera de plus en plus inadéquate. Il conviendra donc de la transférer aux entreprises privées, selon notamment le modèle français de gestion déléguée. L'approche implique un prix, le "prétendu" juste prix. Il s'agit du "full cost recovery", en d'autres mots la fixation d'un prix de marché au coût total des prestations fournies. Si les pays européens avaient appliqué dans le passé ce principe, ils en seraient encore à chercher comment assurer l'accès par tous à l'eau potable !

La Commission Mondiale définit néanmoins l'eau comme un besoin fondamental (un "besoin humain et social de base"). Elle pose aussi le principe de la responsabilité des États vis-à-vis notamment des plus pauvres...

Entre besoin fondamental et droit fondamental, il y a une marge. Ce n'est d'ailleurs pas innocemment que les rédacteurs du projet et en final la déclaration ministérielle ont opté pour cette notion de besoin. De leur point de viue, considérer l'eau comme un droit aurait entraîné des obligations et des restrictions trop contraignantes pour la "liberté" des acteurs, étatiques et privés.

Quels sont les principes que vous-même vous préconisez, au sein du groupe de Lisbonne ?

Premier principe : le financement du minimum vital par la collectivité. Deuxième principe : la définition d'un prix pour toute consommation exédentaire et la condamnation des abus. La gestion protectrice de l'eau ne passe pas par la définition d'un "prix fort", synonyme de passe-droit pour ceux qui en auraient les moyens. C'est ici l'idée de délit de très grand vitesse qu'il faut retenir, l'infraction entraînant une amende mais surtout le retrait immédiat du permis. Il faut de la même façon rejeter le principe de "pollueur-payeur". Nous préconisons par ailleurs la constitution d'un "réseau de parlements de l'eau" : à l'échelon local et international. L'idée est déjà à l'oeuvre en Belgique où ont été instaurés des "contrats de rivières". Tous les intervenants concernés y participent, ce qui permet de dégager progressivement de nouveaux consensus. À l'échelon international, la solution permettrait d'instaurer un nouveau dialogue, nous semble-t-il plus apte à garantir la paix que les mécanismes du marché. Au-delà, on peut imaginer l'idée d'un parlement mondial de l'eau, un peu à l'exemple de ce qui a été réalisé à La Haye mais avec des panels et des organes d'orientations qui n'auraient pas été cooptés comme cela a ici été le cas.

Est-ce que ce combat que vous menez n'est pas un peu tardif : dans quinze ans la moitié de la planète va manquer d'eau et – bonnes ou mauvaises – les grandes orientations ici définies ont toutes les chances de l'emporter... ?

Il n'est jamais trop tard pour combattre pour le droit de tous à la vie. Dans quinze, vingt ou vingt-cinq ans, l'eau sera peut-être entièrement gérée par des mécanismes de marché, mais il y aura toujours des hommes et des femmes pour défendre l'accès de tous à la ressource. .

{mospagebreak title=6. L'eau, enjeu de premier plan pour l'Afrique}

L'eau, enjeu de premier plan pour l'Afrique

 

L’or bleu est devenu le véritable défi du 21ème  siècle. Sa raréfaction agite le spectre d’une pénurie, désastreuse pour un Continent africain déjà victime de sécheresse chronique et source de conflits latents que la moindre goutte d’eau peut faire exploser.


Nicole MARI


Article publié par Continental – février 2000
Reproduction avec accord

 

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400 millions d’Africains, plus de la moitié de la population du
continent, n’ont pas accès à l’eau potable, dont 108 millions en zones
urbaines. À peine 36 % bénéficient d’installations d’assainissement.
Pourtant, en 20 ans, près de 100 000 points d’eau ont été aménagés.
Borne fontaine en Zambie – photo MSF

 

L'eau, c’est la vie. Mais cette précieuse ressource est aujourd’hui sérieusement menacée. Si nous ne changeons pas nos comportements à son égard et notre manière de l’utiliser, nous serons confrontés à de sérieux problèmes dans un futur proche" déclarait récemment Ismail Serageldin, Président de la Commission mondiale de l’eau pour le 21ème siècle et vice-président de la Banque mondiale. Depuis 1997, l’urgence d’agir s’est imposée à tous. À cette date, a été organisé à Marrakech, au Maroc, par le Conseil mondial de l’eau et la Banque mondiale, le premier forum international de l’eau pour tirer la sonnette d’alarme et sensibiliser l’opinion sur une crise imminente. Du 17 au 22 mars prochain, la seconde édition de ce forum, qui se tient à La Haye, aux Pays-Bas, entend proposer un schéma d’aménagement mondial pour les 25 prochaines années. "Ce sera l’occasion de planifier les objectifs et de poser les conditions afin que chacun dans le monde puisse avoir accès à l’eau potable en 2025. Les enjeux sont élevés, mais nous ne pouvons pas rater cette chance de créer un monde meilleur pour nous-mêmes et pour les générations futures" affirme Mahmoud Abu-Zeid, président du Conseil mondial de l’eau et Ministre égyptien des Travaux publics et des Ressources hydrauliques. En parallèle, se déroulera la conférence ministérielle pour le développement durable des eaux dont l’objectif est de concrétiser certaines décisions prises. Une part importante de ce forum sera consacrée à des présentations de situations régionales spécifiques, notamment africaines.

Un gaspillage éhonté

Et le moins que l’on puisse dire est qu’au delà des menaces pressenties, la situation actuelle est déjà en elle-même inquiétante. Au moins un milliard d’individus n’ont pas accès à l’eau potable et la moitié de la population mondiale ne bénéficie pas des conditions d’hygiène les plus élémentaires. La pollution de l’eau est responsable de 80 % des maladies et d’un tiers des décès dans les pays en voie de développement. En cinquante ans, la quantité d’eau douce disponible par an et par habitant a diminué de moitié, passant de 16 800 m3 à 7 300 m3. Elle devrait continuer à baisser jusqu’à 4 800 m3 en 2025. En Afrique, la situation est encore plus grave. Le continent a englouti les 3/4 de ses réserves depuis 1950 et devrait perdre la moitié du quart restant d’ici 2025.

Ces chiffres alarmants cachent de grandes disparités. Il n’y a aucune commune mesure entre les régions arides et semi-arides du Sahara, du Sahel, d’Afrique de l’Est ou du Sud, notamment le Botswana et la Namibie, et les régions d’Afrique équatoriale, grand réservoir mondial d’eau douce. La République démocratique du Congo, par exemple, fait partie des dix pays totalisant plus de 60 % des ressources en eaux naturelles du monde. Le gaspillage est éhonté. L’irrigation des sols cultivés consomme 70 % des ressources en eau potable contre 23 % pour l’industrie et 8 % pour l’usage domestique. Près du 4/5 des eaux des régions saharienne et sahélienne sont utilisées pour irriguer l’agriculture de la vallée du Nil. L’eau douce est surexploitée en raison à la fois de la sécheresse chronique, de la pollution industrielle et de l’absence d’une gestion rationnelle et de moyens financiers. Le Nil, l’une des ressources les plus riches du monde, ne possède plus qu’un débit de 52 km3 contre 72 km3 en 1977 et 84 km3 en 1954. Les neuf pays riverains risquent d’être confrontés à la famine, à une pauvreté accrue et à la dégradation de leur environnement. Le lac Tchad, source d’eau la plus importante du bassin et seul lac de la zone sahélienne au sud du Sahara, est en train de disparaître. Couvrant à l’origine 350 000 km2, il s’est amenuisé à 25 000 km2 dans les années 60. Depuis, de dures sécheresses et des pompages intempestifs l’ont réduit à environ 2 000 km2. L’irrigation sur une large échelle et les activités de production et de raffinage de pétrole menacent l’écosystème et le lac lui-même. Le lac Victoria, première réserve d’eau douce d’Afrique qui dessert l’Ouganda, le Kenya et la Tanzanie, s’asphyxie sous l’effet de la pollution industrielle et naturelle avec la jacinthe d’eau.

Les pays du Maghreb doivent également faire face à de très sévères pénuries. Non seulement leurs ressources sont limitées alors que la population s’accroît fortement, mais la pollution des nappes phréatiques en surface a détérioré la qualité de l’eau. Avec des conséquences directes sur les conditions de vie des populations, notamment en matière de suffisance alimentaire. Dans les pays sub-sahariens, l’accès à l’eau potable est loin d’être généralisé. Rares sont les villages disposant de réseaux d’adduction d’eau. Même en ville, la distribution est insuffisante et l’eau n’est pas toujours buvable. Mais la pénurie des ressources n’est pas seule responsable, la mauvaise gestion et le manque de moyens financiers accentuent les problèmes. La politique de l’eau est souvent inadaptée aux réalités du terrain, les pouvoirs publics peu impliqués et l’action des différents acteurs du secteur est souvent désordonnée.

 

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93 % de la population en Érythrée, 65 % en Sierra Léone et au Mali, 50 % au Sénégal n’ont pas accès à l’eau potable.
Un Africain n’utilise, en moyenne, que 30 litres d’eau par jour contre 600 litres pour un Américain.
Borne fontaine au Rwanda – photo MSF

Des réponses communes

Face à cette situation, les états ont décidé de collaborer en partageant l’information, la technologie et l’usage pour prévenir une crise. Les pays du bassin du Nil ont lancé à Dar Es-Salaam, en février 1999, “l’Initiative pour le bassin du Nil” afin d’exploiter l’énorme potentiel du fleuve pour le bénéfice de tous. En Afrique de l’Ouest, seize pays ont développé des stratégies nationales et des partenariats pour résoudre les problèmes d’eau potable. 45 pays africains ont adopté l’Initiative 2000 pour l’eau et l’assainissement. L’objectif est de créer une vision commune de la gestion de l’eau, de mettre en œuvre des actions de coopération entre pays membres pour faire face aux carences les plus flagrantes en matière d’approvisionnement et d’assainissement. Mais les résultats sont assez décevants. Seuls 13 pays sont parvenus à installer de nouvelles infrastructures d’adduction d’eau potable avec des technologies assez peu coûteuses. Des mesures d’urgences s’imposent donc à un moment où les Africains vont, en plus, devoir payer plus cher l’eau qu’ils consomment. Sous la pression des bailleurs de fonds internationaux, le secteur hydraulique est en cours de libéralisation, ce qui va renchérir le coût de l’eau pour des populations déjà démunies. Bien plus, la rareté des pluies provoque des conflits politiques et sociaux pour la maîtrise des points d’eau, notamment en Afrique du Nord et du Sud. L’Éthiopie, le Soudan et l’Egypte se disputent l’eau du Nil, le Botswana et la Namibie celle du fleuve Okavango. Avec 70 fleuves transfrontaliers, près de 40 % de l’eau douce africaine est commune à plusieurs pays. L’eau potable est au cœur même de la croissance et du développement durable. Difficile de lutter contre la pauvreté et d’atteindre la sécurité alimentaire sans une gestion intégrée et un partage équitable de cette ressource. L’or bleu est plus que jamais l’un des défis les plus clairs que les Africains devront relever et gagner, ensemble, cette prochaine décennie. Plus qu’une priorité, c’est une question de survie. .