Les distributeurs d'eau cherchent régulièrement à faire face aux impayés en coupant l'eau des usagers. Outre qu'il s'agit là d'un chantage honteux concernant un bien vital, c'est également une pratique illégale depuis maintenant deux ans.
Manon GIRICoordination Eau Île-de-France
photo Atelier participatif de la Coordination Eau IDF H2o – septembre 2016
Les coupures d'eau se chiffrent, aujourd'hui encore, à des milliers sur tout le territoire français. Aucune multinationale ne donne de chiffres précis, qu'il s'agisse des coupures ou du nombre d'impayés et de leurs impacts sur leur chiffre d'affaires. Le seul chiffre avancé concernant le deuxième point est celui de l'Office national de l'eau et des milieux aquatiques (ONEMA), qui évoque un taux d'impayés de 1,18 % en 2010, soit environ 280 000 abonnés avec impayés sur 23,6 millions d’abonnés en France, une goutte d'eau dans un océan !
Couper l'eau, c'est priver ces foyers d'accès aux sanitaires, à l'eau chaude et au chauffage. C'est les obliger à empiler les bidons dans les cuisines, à aller réclamer aux voisins, à la famille un accès à une douche, à des toilettes, se rendre dans les cimetières, seuls points d'eau public accessible… Tout cela pour des dettes souvent dérisoires. En fonction des témoignages, les sommes réclamées vont de 21 euros à plusieurs milliers.
Souvent, les victimes de coupures d'eau voient opposer à leurs protestations des conseils risibles du service client des multinationales, comme cette femme à laquelle l'agent d'une multinationale suggère d'"acheter des lingettes pour nettoyer ses enfants". Parfois, les cas s'enlisent, les multinationales de l'eau sachant très bien manier les pénalités de retard et les frais de coupures. Les dettes initiales s'alourdissent et les privations d'eau se pérennisent. Certaines personnes ont été privées d'eau pendant plusieurs années, d'autres contraintes de louer un nouveau logement alors qu'elles sont propriétaires de leur domicile pour avoir l'eau.
Couper l'eau est d'une violence inouïe, c'est la privation d'un bien vital, qu'une dette ne peut en aucun cas justifier, malgré cela, les distributeurs d'eau continuent à la pratiquer. Pourtant, cela fait plus de deux ans et demi que la loi interdit cette pratique.
Si certains, comme Suez ou le petit nombre de régies publiques qui pratiquaient les coupures, ont mis fin à ce dispositif, d'autres n'abandonnent pas, comme Veolia ou Saur. Dans les nombreux procès intentés par des usagers, avec le soutien d'organisations comme la Coordination Eau Île-de-France ou de la Fondation France Liberté, les distributeurs ont toujours été condamnés par les tribunaux. Leur argument pour justifier les coupures d'eau, se plaçait dans le domaine de la mauvaise foi des usagers et de la coupure d'eau comme seul moyen réellement efficace pour recouvrer leurs créances. Or, d'autres moyens existent pour les distributeurs. Ces derniers ont des services juridiques importants, qui peuvent mettre en place les dispositifs de recouvrement de créances pouvant aller jusqu'à la saisie directe sur salaire ou sur compte bancaire. Mais ces méthodes épargnent évidemment les personnes non solvables… Ceci explique-t-il cela ?
Les distributeurs, après avoir été condamnés plus d'une quinzaine de fois par les tribunaux suite à des coupures d'eau, cherchent maintenant à l'emporter sur le terrain des réductions de débit, ou lentillage. Cette pratique consiste à placer une lentille dans les tuyaux pour réduire le débit d'eau. Selon les distributeurs, il ne s'agit pas là d'une coupure puisque l'eau coule toujours. Néanmoins, le plus souvent, l'eau s'écoule si lentement que la douche est inutilisable, idem pour les toilettes.
Là encore les multinationales de l'eau cherchent la faille dans la rédaction de la loi Brottes pour poursuivre cette pratique. La pratique permet aux distributeurs d'engranger de nouveaux profits, puisque bien souvent ils facturent la pastille et sa pose. Et l'usager, encore une fois, voit sa dette initiale doubler voire tripler.
Les tribunaux amenés à juger de ces cas de réductions ont jusqu'à maintenant débouté les entreprises de distribution. Le juge reconnaît en effet que cette pratique est une atteinte au droit à un logement décent. La Cour d’appel de Limoges vient de confirmer un jugement en première instance du 6 janvier 2016 (Chambre civile de la Cour d’appel de Limoges, arrêt du 15 septembre 2016, SAS Saur contre Madame …, Fondation France Libertés, Association Coordination Eau Île-de-France). .
TÉMOIGNAGE Lors de ma mission de service civique, qui s'est déroulée au sein de la Coordination Eau Île-de-France du 1er février au 29 juillet 2016, j'ai été en charge du suivi des dossiers des personnes subissant une coupure ou une réduction de débit d'eau. Cette mission m'a conduit à appréhender la réalité des coupures d'eau que j'ignorais jusqu'alors. Pour les personnes subissant cette sanction, il s'agit d'une double peine : un handicap total dans la vie quotidienne du fait de la coupure ou de la réduction d'eau et une dépendance à la solidarité familiale ou du voisinage pour se procurer de l'eau. Mais ces personnes doivent également subir le mépris affiché de la part des distributeurs d'eau. Il s'agit d'une caractéristique commune à tous les témoignages que j'ai pu recueillir. Bien que ces distributeurs d'eau soient en flagrante illégalité, ils rejettent immanquablement la faute sur l'usager et ne font aucun effort pour trouver un arrangement amiable. Ceci révèle une culture d'entreprise forte qui encourage la suspicion et la défiance envers toute personne connaissant des difficultés financières, et ce contexte conduit immanquablement à une rupture de dialogue entre le distributeur et les usagers, entièrement démunis. Les distributeurs d'eau considèrent l'eau comme un bien marchand comme un autre et refusent en conséquence de considérer son caractère vital. Dès lors, ils estiment normal de ne plus fournir ce service aux "mauvais payeurs". Malgré les nombreux procès gagnés par la Coordination Eau IDF et la Fondation France Liberté, cet esprit perdure. À part une médiatisation systématique des cas et leur "judiciarisation", il n’existe guère d’autre voie de recours et de solution et seuls des comités de citoyens pourront faire plus efficacement pression sur les élus et sur les distributeurs d'eau. |