Marie MAZALTO
H2o – janvier 2005
photos INDYMEDIA
Le 11 janvier 2005, le gouvernement de la République de Bolivie a annoncé mettre fin au contrat de gestion des services d’eau des villes de La Paz et d’El Alto, qui le liait pour 30 ans au consortium Aguas del Illimani, dont le principal actionnaire est la multinationale française Suez Lyonnaise des Eaux. A la réception de la nouvelle, les associations d’usagers ont refusé le procédé employé et demandé l’adoption d’un décret de la Cour suprême signé de la main du Président, M. Carlos Mesa, qui garantirait une décision finale. La situation, très changeante, mobilise l’attention de tous les acteurs – nationaux et internationaux – du secteur de l’eau, d’autant plus que la Bolivie est encore largement associée à la "guerre de l’eau" de Cochabamba ayant conduit, en 2000, à l’annulation du contrat de concession des services de la ville.
Volte-face gouvernementale ou stratégie concertée ?
C’est par une lettre adressée par Jorge Urquidi Barrau, Ministre des services et travaux publics, à la Fédération des associations de voisinage de la ville d’El Alto, que le gouvernement a annoncé entamer la rupture du contrat de concession signé avec le consortium Aguas del Illimani. Selon le document, la décision serait motivée par "le maintien de la position de la société et sa réticence à réaliser une révision extraordinaire des prix et des tarifs" ainsi que "le rejet de la Superintendance ou de toute autre autorité de la République de Bolivie pour engager ladite révision". [Ministère des Services et Travaux publics, République de Bolivie, document MSOP-DESP-O18/2005]
Le Ministre précise que des pourparlers ont été engagés avec des représentants de la coopération internationale afin de rechercher les solutions les plus favorables à l’ensemble des parties. Il rappelle que l’objectif poursuivi par le gouvernement est désormais "d’établir pour le futur un service public durable du point de vue financier et social".
Soucieuse de la validité de la procédure, la Fédération des associations des habitants d’El Alto a refusé de réceptionner le courrier et demandé que l’annonce se fasse par le biais d’un décret de la Cour suprême, signé de la main du Président de la République. Une telle décision garantirait, selon elle, la volonté réelle du gouvernement de retourner à une gestion publique des services.
Face à l’accélération des événements et à la volte-face du gouvernement bolivien dans sa politique de l’eau, il reste à savoir comment sera accueillie la nouvelle par les différents partenaires politiques, économiques et sociaux. Sur les aspects économiques et financiers, il est à noter que Suez Lyonnaise des Eaux déplore, depuis déjà plusieurs années, l’insuffisante rentabilité du contrat au regard des investissements effectués et à venir. [Voir à ce sujet l’article de Franck Poupeau, Vivendi, une leçon de chose : Et l’eau de la Paz fut privatisée, Le Monde Diplomatique, mai 2002, pp. 28 et 29 ; ainsi que la réponse de M. Jacques Pétry, directeur général de Suez, PDG d’Ondeo, Le Monde Diplomatique, juillet 2002]
On peut dès lors se demander si l’Etat bolivien n’est pas en train de prendre des risques démesurés et, en premier lieu, celui de devoir dédommager l’opérateur pour rupture abusive de contrat ? A moins qu’il ne soit en mesure de démontrer que la compagnie n’a elle-même pas respecté les clauses initiales de l’entente juridique… En tout état de cause, la bataille juridique s’annonce longue et périlleuse. Sans compter sur l’image que risque désormais de renvoyer le pays, tant au niveau des bailleurs de fonds internationaux qu’aux compagnies privées, plus que jamais à la recherche d’une sécurisation de leurs investissements dans les pays du Sud. Une autre hypothèse pourrait laisser croire que cette soudaine annulation de contrat serait en réalité tout simplement le fruit d’un accord tacite entre le gouvernement, les bailleurs de fonds et la compagnie afin de permettre à Suez Lyonnaise des Eaux d’abandonner un marché, résolument non rentable sur le court et long terme…
Dans tous les cas, les véritables perdants sont actuellement les habitants de La Paz et d’El Alto, dont des conditions de vie n’ont cessé de se dégrader et frisent aujourd’hui l’urgence. L’affaire fait aussi peser une lourde charge sur l’administration publique qui sera en charge de la gestion des services d’eau dans les deux villes. La radicalisation des revendications laisse présager un nouveau bras de fer entre les populations et le gouvernement. Rappelons que c’est un conflit social de même nature, concernant de la gestion des ressources naturelles, qui a conduit, en octobre 2003, à la démission et à la fuite de l’ancien président de la République, Sanchez de Lozada. L’instabilité continue de peser lourdement sur la vie politique de la Bolivie.
Les institutions financières internationales auront également un rôle central à jouer dans ce nouveau dossier qui n’est ni plus ni moins que la conséquence des politiques controversées qu’elles ont elles-mêmes initié quelques années auparavant dans le secteur de l’eau en Bolivie, au nom des programmes de "lutte à la pauvreté". Comme les rôles s’enchevêtrent et se confondent, la Banque mondiale sera ici au premier rang des interlocuteurs doublement influents : en tant que groupe responsable du Centre international de règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI), institution financière engagée dans le développement du secteur des services d‘eau en Bolivie et en tant qu’actionnaire (bien que minoritaire) du consortium Aguas del Illimani.
{mospagebreak title=2. L'antécédent de Cochabamba&heading=1. L'annonce du gouvernement de mettre fin aux concessions}
Fin 1999, sans consulter ni en informer la population, le gouvernement de la Bolivie concédait la gestion de l’eau de la vallée de Cochabamba à un consortium privé pour une durée de 40 ans : le consortium Aguas del Tunari, dont l’un des actionnaires principaux est la multinationale américaine Bechtel. A l’instar des politiques préconisées ailleurs, en Amérique latine ou en Afrique, la Banque mondiale avaient rendu conditionnel le renouvellement de son aide à une "libéralisation" des secteurs concernés ainsi qu’à une refonte en profondeur de l’Etat suivant des politiques de "bonne gouvernance" dans lesdits secteurs des services : éducation, santé, électricité, transports, eau, etc. A ce titre, le gouvernement de l’époque avait adopté une réforme institutionnelle et législative de grande ampleur qui avait mené à l’adoption d’une loi sur l’eau potable et l’assainissement (N° 2029–1997), destinée à faciliter la libéralisation du secteur de l’eau en Bolivie.
Ce que l’on appellera par la suite la "guerre de l’eau" était déclenchée, quelques mois plus tard, par les populations locales, suite à une augmentation sans précédent des tarifs des services d’eau et à une dépossession des principales sources d’approvisionnement désormais devenues propriété de la compagnie. Devant l’ampleur de la révolte, et la durée de la mobilisation, le gouvernement bolivien dû se résoudre à annuler le contrat de concession signé avec la compagnie américaine Bechtel, actionnaire majoritaire du consortium Aguas del Tunari. (Actionnaire du consortium Aguas del Tunari à hauteur de 27,5 %, Bechtel possède aussi 50 % de la compagnie International Water, elle-même actionnaire du consortium à hauteur de 55 %.)
S’estimant victime d’expropriation illicite, la compagnie Bechtel, au nom du consortium Aguas del Tunari, demanda en 2000 à l’Etat bolivien de lui verser une compensation financière de 25 millions de dollars, en vertu d’un traité de protection des investissements prévu pour "sécuriser" les investissements étrangers dans les pays du Sud. L’Etat bolivien, dont plus d’un tiers de la population vit au-dessous du seuil de pauvreté, serait donc contraint, à l’issue de l’arbitrage, d’indemniser l’une des multinationales les plus prospères dans les secteurs de la construction et des infrastructures destinées au traitement des ressources naturelles. (Aussi intéressé par le gaz et le pétrole boliviens, le groupe Bechtel figure, en Irak, parmi des premiers bénéficiaires des contrats de reconstruction du pays.)
Début 2005, le différend opposant Aguas del Tunari à l’Etat bolivien est toujours inscrit à l’ordre du jour du Centre international de règlement des différends relatifs aux investissements [CIRDI – Groupe de la Banque mondiale, cas n° ARB/02/3]. Dans ce cas particulier, le Consortium demande réparation à la Bolivie pour "expropriation" plus un dédommagement pour non-réalisation des profits anticipés pendant la durée initiale contrat. A l’annonce de la nouvelle, plus de 500 ONG nationales et internationales se sont mobilisées pour dénoncer le manque de légitimité de ces pratiques et tenter de faire annuler le procès qui, s’il était perdu par la Bolivie, ne ferait qu’aggraver la situation financière d’un des pays les plus pauvres d’Amérique latine. Selon les ONG impliquées dans le dossier, la compagnie Bechtel serait désormais prête à retirer sa plainte. En revanche, un des autres partenaires du consortium, la compagnie espagnole Avengoa continuerait de s’opposer aux dernières propositions avancées par les différentes parties et qui pourraient mener à un accord.
{mospagebreak title=3. Le risque de La Paz et El Alto}
La ville d’El Alto surplombe la Paz, capitale de la Bolivie. Cette grande plainte d’altitude qui culmine a plus de 3 800 mètres, est le refuge des familles ayant fui les régions minières et agricoles touchées de plein fouet par les crises économiques des décennies 1980 et 1990. En pleine expansion, El Alto est le fruit d’un exode rural incontrôlé et d’une urbanisation anarchique. La ville apparaît comme le miroir déformant du centre de la capitale, La Paz, cuvette protégée des intempéries, dans laquelle s’abrite une population plus aisée, qui profite de la disponibilité des services essentiels et de la relative douceur du climat.
En 1997, sur les recommandations de la Banque mondiale, le gouvernement de Bolivie privatisait les services de gestion de l’eau des deux villes. Le contrat prévoyait que le gouvernement ait préalablement augmenté le prix des services d’eau d’environ 25 % pour assurer à l’opérateur privé une marge bénéficiaire minimale. Le contrat de concession, d’une durée de 30 ans, a attribué le marché à un nouveau consortium, Aguas del Illimani, en majorité détenu par l’industriel français Suez Lyonnaise des eaux. Le Groupe de la Banque mondiale allait ultérieurement prendre une participation minoritaire dans le consortium par le biais d’une de ses filiales, la Société Financière Internationale (SFI).
Huit ans après la privatisation, d’importantes mobilisations populaires ont débuté courant du mois de novembre 2004 à El Alto pour dénoncer la mauvaise gestion des services d’eau dans les zones les plus pauvres de la ville. La révolte, qui s’est poursuivie jusqu’au début du mois de janvier 2005, n’est pas sans rappeler les violentes confrontations de juillet 2003 à Tiquipaya (banlieue de Cochabamba) alors que les associations de paysans remettaient en cause le marché des services d’eau accordé à la compagnie Epsa-Macoti.
Alertées par la non amélioration du service dans certaines parties de La Paz et d’El Alto et l’augmentation des tarifs pour certaines catégories d’usagers, les "associations de voisinage" se sont mobilisées afin de demander des comptes à la compagnie et au gouvernement concernant un possible non respect des conditions initiales du contrat qui engage Aguas del Illimani. Huit ans à l’issue de la privatisation, nombre de foyers (plus de 200 000 personnes selon les représentants des comités de quartiers d’El Alto) ne bénéficient toujours d’aucun service qui leur garantirait l’accès à une eau de qualité (voir l’article "El Gobierno negocia para impedir un paro cívico", La Razòn, 12-12-2004).
Ces arguments ont d’ailleurs été confortés, fin décembre 2004, par le Vice-Ministre des services de base en charge de négocier avec le groupe Aguas del Illimani : "Le contrat est inacceptable. Il laisse 200 000 personnes sans accès à l’eau. Si la compagnie est d’accord pour étendre le service, il est temps d’en parler. Si Aguas del Illimani n’est pas prête à résoudre le problème, je rejoindrai la population d’El Alto pour demander le départ de la compagnie." [Voir le site du Democracy Center]
Comme ce fût le cas à Cochabamba cinq ans auparavant, les revendications s’articulent autour de l'annulation du contrat de concession avec le consortium Aguas del Illimani. Or, face à ces menaces qui risquent d’alerter de nouveau la communauté des investisseurs sur "l’instabilité bolivienne", le gouvernement rappelait, il y a encore quelques semaines, à la population les accords bilatéraux de protection des investissements signés entre la Bolivie, la France et l’Argentine. Ces accords de commerce prévoient qu’en cas d’annulation du contrat qui lie Aguas del Illimani et la Bolivie, les investisseurs français et argentins seraient en droit de réclamer d’importantes compensassions financières à l’Etat, comme ce fût le cas avec la société Bechtel.
La démission annoncée en décembre 2004 du Superintendant, responsable pour le gouvernement de l’attribution et de la négociation des contrats de gestion des services d’eau, M. Johnny Cuellar est venue alourdir le climat social bolivien. Ses plus récentes déclarations, en conférence de presse, témoignaient de la volonté du gouvernement bolivien d’échapper à une politisation de la problématique de l’accès aux ressources en eau dans le pays. Au moment de sa démission, l’ancien superintendant déplorait, en effet, la politisation du mouvement citoyen des habitants d’El Alto en réitérant sa volonté d’échapper aux pressions politiques de "militants radicaux", alors que son mandat de base était selon lui principalement technique et non politique. Le nouveau Superintendant, M. Frantz Rojas, ancien responsable de la politique de l’eau pour la coopération allemande en Bolivie (GTZ), un des principaux acteurs bilatéraux dans le secteur de l’eau au pays, est pressenti, de part sa grande expérience, pour prendre rapidement la relève suite à cette démission aux implications économiques mais surtout politiques.
Les observateurs boliviens et internationaux mettent cependant de l’avant l’importante fracture sociale qui divise le pays. A titre d’illustration, les représentants des institutions gouvernementales et des organisations internationales souffrent actuellement d’un manque de "légitimité" auprès de la majorité de la population qui n’arrive pas s’identifier à ces "élites aisées". Reste à savoir si le gouvernement du nouveau Président Carlos Mesa réussira à mobiliser la population, les bailleurs de fonds et les élites boliviennes autour d’un nouveau modèle de gestion de l’eau qui s’inscrive réellement dans la politique de "réduction de la pauvreté" et de facilitation des conditions d’accès aux services essentiels pour les populations les plus démunies du pays. .
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