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Un processus de marchandisation qui s'articule en deux phases

 

La mise en place de l'objet "eau"

Il y a d'abord la mise en place de l'objet "eau" qui est inséré progressivement dans le champ économique. C'est-à-dire qu'il y a constitution graduelle d'une série de référents qui vont définir de quels usages de l'eau sera composé chaque secteur, quelles seront sa fonction et son image. Parallèlement se développe un corps d'experts et de groupes d'usagers ayant un discours cohérent. Ces acteurs énoncent ce qu'il leur semble "utile" de faire et mettent en place une logique professionnelle, des réseaux d'influence et des structures institutionnelles.

Notre première hypothèse est que dans cette mise en place qui semble débuter en France à la fin du 16ème siècle, l'État va prendre une part décisive.

Notre deuxième hypothèse est que jusqu'à la fin de la première moitié du 19ème siècle, ce processus est largement lié à l'évolution du monde agricole, à ses innovations techniques et aux idées et pratiques agronomiques.

La Révolution, en remettant en cause une grande partie des structures organisationnelles des eaux courantes crée une nouvelle donne. Notre troisième hypothèse est que c'est au cours de cette période que s'élaborent concrètement les cadres normatifs et institutionnels qui vont structurer jusqu'à nos jours les différents usages des eaux.

Pendant la Révolution, un cadre territorial et institutionnel est fixé pour l'administration du réseau hydraulique : les services centraux dirigent les rivières navigables et flottables, tout le reste du réseau entre dans le domaine des services départementaux ; dans les deux cas l'expertise devient le monopole du corps des Ponts et Chaussées. Une réglementation unitaire se substitue aux usages locaux, ce qui démontre la volonté "d'uniformiser" et de stabiliser tout le réseau hydraulique. Mais cet arsenal juridique restera symbolique car il aura peu d'impact sur les réalisations concrètes ; cependant, on peut considérer que c'est la première étape permettant de fonctionnaliser les eaux courantes.

Les années 1840-1850 seront déterminantes : selon notre quatrième hypothèse, c'est alors que se mettront en place les structures normatives et institutionnelles qui permettront aux eaux courantes de devenir un objet économique.

Quatre secteurs cloisonnés vont ainsi apparaître et se développer jusqu'aux années 1960 : le secteur de l'eau potable et de l'assainissement urbain qui est lié au développement du mouvement hygiéniste ; celui de la navigation fluviale et de l'hydraulique maritime dans lesquels s'illustreront les Ingénieurs des Ponts et Chaussées ; celui de la force hydraulique qui connaîtra une expansion extraordinaire après 1880 ; celui de l'hydraulique agricole, en particulier de l'irrigation. Une analyse approfondie de cette étape nous parait donc essentielle; elle nous permettra de constater qu'à partir de 1850, l'objet "eau" est définitivement mis en place.

Pendant toute cette période (jusqu'en 1880), l'eau n'est pas encore considérée par le monde rural comme une matière première ayant une valeur intrinsèque mais comme un moyen d'augmenter la valeur foncière du sol, en le desséchant ou en l'irriguant.
 

La deuxième phase verra la stabilisation des eaux courantes

Il s'agit à la fois de rendre durable et permanente la division des usages en filières par des normes législatives et institutionnelles et de mettre fin aux variations physiques du milieu aquatique par le calcul et la technique. En effet, la soumission des eaux courantes à l'abstraction marchande passe par leur division fonctionnelle et par la normalisation des effets utiles par l'artificialisation (toute économie marchande repose par définition sur la prévalence de l'échange sur l'usage, ce qui signifie que les eaux courantes doivent être fragmentées, puisque seuls des fragments de la nature peuvent s'échanger – s'acheter et se vendre -, et simultanément qu'elles soient homogénéisées, puisque l'entrée dans l'échange suppose la transformation de la particularité qualitative en uniformité quantitative).

Ces deux processus, fonctionnalisation et artificialisation, sont issus de rationalités techniques, de référentiels idéologiques ou de rapports de force entre usagers ancrés dans le 19ème siècle.

De nombreuses études ont décrit et analysé de façon exhaustive ces phénomènes dans le cadre urbain ; l'essentiel de notre analyse a donc porté donc sur les enjeux "ruraux" des eaux courantes au 19ème siècle ; c'est-à-dire sur ce qui concerne les rivières "non navigables ni flottables", les premiers réseaux modernes d'irrigation ou de défense contre les crues et le monde des usiniers utilisateurs de la force hydraulique.

Ces préliminaires étant posés, notre cinquième hypothèse est que la période de la fin de la Restauration au début du Second Empire voit une accélération du fractionnement des usages "utiles" qui seront organisés en filières. Ce phénomène, nous semble issu d'un mouvement dialectique entre la concurrence exacerbée des riverains pour l'accès à certains usages des eaux et la mise en place concomitante d'une logique professionnelle et institutionnelle pour leur encadrement.

L'intensification de l'usage des eaux courantes s'accompagne selon nous d'une mise en ordre qui débouchera concrètement sur la création du Service de l'Hydraulique. Nous verrons que la mise en place de ce service est extrêmement difficile et entraînera un cloisonnement administratif durable. À  partir de 1848, les services de l'hydraulique s'opposeront à ceux des Travaux Publics et cette rivalité aura des conséquences fondamentales dans l'organisation de l'administration de l'eau jusqu'à nos jours.

De cette dynamique de mise en ordre, résultera un nouveau découpage territorial : les Associations Syndicales Hydrauliques. Ce nouvel échelon administratif connaîtra son apogée vers 1900 car il regroupera alors pratiquement tous les usagers des diverses applications des eaux à l'agriculture ; cette institution est donc essentielle dans l'histoire de l'hydraulique. Sa forme sera d'ailleurs reprise pour les remembrements faits pendant l'entre-deux guerres.

Notre sixième hypothèse est que cet outillage institutionnel, du moins jusqu'aux débuts de la IIIème République, restera essentiellement symbolique, il semble y avoir eu inflation de réglementation, de projets et d'études mais peu de concrétisations sur le terrain. Certains des protagonistes furent d'ailleurs qualifiés "d'agronomes de salon"...

Cette opération fondamentalement idéologique contribuera à façonner radicalement les nouvelles représentations sociales des eaux courantes, à savoir : une juxtaposition d'usages économiques. Nous pensons, et c'est notre septième hypothèse, que la période 1880-1920 est capitale dans le processus d'intégration des eaux courantes au marché. En effet, en 1919, la force gravitaire des eaux entre totalement dans le circuit marchand à la suite d'une nouvelle législation. Cette loi marque une rupture conceptuelle dans l'histoire de l'hydraulique qui aura aussi une influence sur la définition des principes et des limites de l'utilité publique.