200005_erotisme_itl.jpg

Le bain prétexte

 

On comprendra sans peine combien le thème de l'eau, sous ses formes allégoriques, riches de significations cachées, va devenir indispensable aux artistes pour représenter le nu féminin, et l'"érotiser" en repoussant autant que possible les limites imposées par la religion, la décence, les censeurs, et les regards du public, regards qui, nous l'avons vu avec Diane et Narcisse, peuvent être dangereux pour celui qui contemple, comme pour l'artiste, qui a donné à contempler.

Les peintres éprouvant un impérieux besoin (désir) de produire du nu (genre des plus difficiles avec le portrait, et auquel se mesure le talent), ils eurent recours aux différentes déclinaisons du thème de l'eau, puisant aux "sources autorisées", c'est à dire mythologiques et bibliques, en utilisant deux artifices : le bain et la toilette. On peut, à ce titre, parler du  bain prétexte", voie permissive, bien qu'étroitement balisée, pour associer l'eau, le corps dénudé, et le sexe, ce dernier étant théoriquement absent, mais implicitement présent, à savoir moins exprimé par l'artiste (lequel joue les Ponce Pilate ou l'ignorance) que celui ou celle qui regarde l'oeuvre, soit en s'en défendant, soit en y pénétrant avec ses fantasmes, sa part de secret, ses prolongements intimes...

Le Musée Imaginaire du bain prétexte commence (en partie) au Moyen-Âge, servi par des auteurs anonymes (enluminures, peintres de fresques, de vitraux, graveurs sur bois, sculpteurs...) qui inaugurent le catalogue des thèmes convenus : mythologique (la toilette de Psyché, le bain de Diane) biblique et religieux (le Paradis terrestre), mais ouvrent également le répertoire du bain privé (bain de mai, bain de la Dame, étuves...) avec une liberté qui sera sans suite. Rappelons que la nudité est chose naturelle au Moyen-Âge (on dort nu dans le lit, on se baigne nu), et si la notion de péché existe, la nudité n'en est pas encore la première marche...   Les enluminures des manuscrits nous permettent de jeter un oeil indiscret dans les étuves où les deux sexes se font face, assis dans la même "ballonge", et ne se contentent pas de se regarder.

Au cours des XVème et XVIème siècles, la présence masculine s'efface et le bain devient réellement prétexte. L'homme, quand il est présent, n'est plus qu'un voyeur (Suzanne et les vieillards, scène de bain biblique, traitée par Le Tintoret), ou qu'un faire-valoir mythologique (Diane et Actéon, par Le Titien). Le thème majeur, la Naissance de Vénus, fait une entrée magnifique avec Botticelli, tandis que Le Primatice et François Clouet peignent Diane au bain. L'Ecole de Fontainebleau traite ces différents thèmes et Lucas Cranach celui de la Nymphe à la source.

Au XVIIème siècle, la déshérence du bain assèche le thème. À l'unisson, Rubens et Rembrandt choisissent le personnage biblique de Bethsabée, tandis que Vélasquez, qui a commis le portrait d'un inquisiteur, ose une Toilette de Vénus. L'Eglise étant le principal donneur d'ordre, le nu doit être chaste, subordonné à un discours édifiant. Y ajouter l'élément liquide, dont on se méfie, devient perturbateur. Le nu y perd son contenu érotique et les grands maîtres, comme Poussin, préfèrent inclure leurs symboles dans des paysages.

Une modification sensible se produit au XVIIème. La rigueur morale du Grand Siècle se délite. Les baigneuses se font plus mutines : la Suzanne de Jean-Baptiste Santerre est nettement plus appétissante que celle du Tintoret, la Diane de Boucher, comme celle du baron Gros (datée 1791) est moins une déesse qu'une bergère ou une marquise délurée. Enfin, on entre dans l'intimité de la toilette privée, sans référence mythologique, avec les nombreuses scènes de Pater, les compositions ovales de Boucher (dont l'une d'elle nous renseigne sur l'usage d'un appareil tout nouveau, le bidet), et cette voluptueuse Sortie de bain de Mlle Duthé, comédienne et courtisane dont Perin-Salbreux nous dévoile les appâts. Il y a dans ces compositions une liberté (c'est à dire un libertinage sous-entendu) et une légèreté que l'on ne retrouvera pas au siècle suivant, un érotisme frais qui contraste avec celui, plus lourd, plus agressif, mais aussi plus dense des toiles "scandaleuses" du XIXème.

Car c'est au cours de ce siècle de fer que va exploser le bain prétexte, dans une débauche de corps somptueusement dénudés, en grand format...