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Toiles scandaleuses

 

Ce qui va singulariser le thème du bain prétexte au XIXème siècle, c'est, pour la majorité des oeuvres, l'admirable rendu du modelé des chairs, des formes, l'accroche de la lumière par la montée des couleurs sur ces corps féminins qui ne sont que les anatomies charnues des modèles choisis par les peintres, mais qui sont devenus autant de corps de divinités. Ils semble que tous ces artistes aient pris pour référence ce précepte d'Ingres : "L'art n'est jamais à un aussi haut degré de perfection que lorsqu'il ressemble si fort à la nature qu'on peut le prendre pour la nature elle-même...". On en vient à se demander si cette profession de foi ne manifeste pas une tentative d'introduire une distance définitive avec la photographie, intuitivement d'abord, avant et pendant son apparition, par défi ensuite, après que celle-ci se soit d'emblée emparé du nu, dans un but tout autant érotique qu'artistique. Plan improbable, mais la puissance émotive contenue dans ces tableaux distancera effectivement la photographie, et de loin, malgré la certitude de réalisme qu'elle comporte.

Libérés de la tutelle religieuse par la Révolution, les peintres doivent néanmoins composer avec une morale laïque qui va devenir, au fur et à mesure que le pays s'industrialise, la morale dite bourgeoise, celle de la classe devenue dominante. Nous verrons comment s'effectue cette composition, mais elle commence par l'élargissement des thèmes utilisés ; aux thèmes classiques (mythologie et toilette), vont s'ajouter trois autres : l'Antique (né des fouilles de Pompéi), l'Orientalisme, et les bains de mer.

Thème par thème, se précise le rapport entre l'eau et le nu, l'érotisme de ce dernier n'étant pas affiché (excepté chez Ingres et Courbet), mais subjectivement dosé par le regard des "contemplateurs", qui y trouveront ce qu'ils cherchent, ou ne cherchent pas.

  • Le thème de la toilette est bien servi par Jean-Baptiste Mallet (Salle de bains gothique de 1810 et plusieurs scènes de bain) et va intéresser particulièrement Degas, lui inspirant de superbes pastels (Femme dans son tub  de 1883), comme Bonnard, illustrant les ablutions de son épouse Marthe, et la photographiant pour préparer ses croquis.
  • Le thème "oriental" va inspirer Gérôme (Le Bain maure  de 1874), Debat-Ponsan (Le Massage  de 1883), et servir de prétexte à Ingres pour une "compilation" sulfureuse (Le Bain turc ) qui fait encore aujourd'hui couler beaucoup d'encre.
  • Le thème "antique" se traduit le plus souvent par des reconstitutions imaginaires de thermes romains ; très prisé des peintres anglais (dont Sir L. Alma-Tadema), il sera traité avec sobriété par Chassériau (Le Tépidarium de Pompéi).
  • Le thème des Nymphes conserve la cote auprès de deux célèbres "pompiers", Alexandre Cabanel et William Bouguereau, et retiendra l'attention de Manet à ses débuts (La Nymphe surprise  de 1861).
  • Le thème de la Source va impliquer fortement trois maîtres : Ingres (qui travaille son sujet pendant trente ans), Courbet et Corot. Tous trois paraissent vouloir condenser dans cette allégorie l'essentiel de leur art.
  • Quant au thème de la naissance d'Aphrodite, il va rassembler une véritable académie avec Chassériau, Ingres, Cabanel, Bouguereau, Gustave Moreau, Calbet, Gervex... Il faut comparer entre elles ces "naissances", hiératique chez Moreau, d'un érotisme latent lourd comme un parfum corsé chez Ingres, Cabanel et Bouguereau. Une sorte d'apothéose finale avant l'abandon des références mythologiques.
  • C'est le thème des Baigneuses qui vient clore la liste. Toujours actuel, il va inspirer presque tous les artistes, à commencer par ceux qui sortent des ateliers pour saisir la lumière et le réel, et qui n'ont plus besoin d'invoquer la mythologie : Renoir, Seurat, Cézanne, Vidal, Valadon Lebasque, voici quelques noms, connus et moins connus, parmi tant d'autres. Soulignons ceux de Renoir, dont la prédilection pour ce thème est à l'origine d'une importante production, et de Cézanne qui le considérait comme un "genre" à part entière.

Beaucoup parmi ces toiles ont fait scandale, soit pour leur "impudeur", soit pour leur réalisme, soit encore pour leur facture artistique. Aucune n'a laissé indifférent. Par l'intérêt qu'elles ont provoqué, elles contribuent à prouver le lien qui relie l'eau, le nu et l'érotisme, même bien pensant, de leur siècle.